Au pays de Giono… Roucas Toumba, ou l’émotion à fleur de peau


Quand j’appelle Eric Bouletin, je suis dans mes petits souliers :

« Oui, bonjour Eric, on avait rendez-vous à 16h30… »

« Oui. Ça fait 1h qu’il n’est plus 16h30. »

Je suis en retard. Très en retard même.

Du coup, c’est de bonne guerre, Eric me fait poireauter, mais finit par débarquer, chevauchant son tracteur. D’abord gêné d’avoir de la visite : « Je ne sais pas trop quoi vous montrer… Qu’est-ce qui vous intéresse ? »

Tout.

« Ah »

On décide alors de commencer par les vignes. La tombée de la nuit approche.

« Une bouteille, c’est une année de notre vie ».

Une fois dans son élément, Eric se déride et me raconte son histoire, son lien à la vigne. Un papa parti trop vite, et le voilà dans les parcelles familiales à 16 ans.

À cette époque, tout son raisin part pour la cave coopérative de Vacqueyras. Ce sont des vignerons du coin, chez qui il a fait ses classes – qui ont l’air d’avoir veillé sur lui avec une immense bienveillance – qui, peu à peu, l’ont poussé à prendre son indépendance. Quand Eric évoque sa première barrique, ce n’est pas sans une certaine fébrilité. On est en 1998.

Aujourd’hui, plus rien ne sort de chez lui autrement qu’en vin étiqueté à son nom. Et il semble ne toujours pas réaliser que des gens achètent son vin. Il semble décontenancé d’apprendre qu’un étoilé a ses vins à sa carte.

Il fait trop chaud en ce mois de février, la sève remonte. On dit que la vigne pleure… comme en harmonie.

Eric Bouletin est né ici. Il aime viscéralement cette terre, ces villages, ces sols si typiques de la garrigue. Ce paysage « à la Giono » dont il semble avoir tout lu.

Le patois local ? Bien sûr qu’il le parle. « Avec les fantômes », ajoute-il, la fossette rieuse.

Un humour qui pique, une sensibilité à fleur de peau.

Cette Provence qu’il aime tant, cette Provence de carte postale, il la voit pourtant changer.

Il ne semble pas complètement à l’aise avec la modernité. Et de repenser à son trekking au Népal il y a 20 ans : « Ne pas entendre un bruit de moteur pendant 15 jours… ». Et puis les gens qui partent, ceux qui arrivent… Il ne termine pas toutes ses phrases, il se fait rêveur.
Sans transition, il peste contre l’informatique (il a dû prendre des billets pour Paris dans la matinée) : « Ça grignote du temps tout ça ! ».

C’est vrai.

Partir ? Eric le fait parfois, lors de ses virées en moto. Vers des coins sauvages, des territoires qui peuvent être si proches et si différents à la fois…

Aujourd’hui, Eric possède 16 hectares. Tout est cultivé en bio, la question ne se pose même pas.

Enfin, si, ça démange quand même : dans cette région aux traditions séculaires, il est loin d’être automatique, ce passage à des vins plus naturels…

« Moi je ne suis jamais tranquille. Je ne peux pas vendre si je sais qu’il y a eu du désherbant ».

Il me parle alors de la revue La Hulotte qu’il lisait, enfant. J’ai été regarder, la baseline est on ne peut plus claire : Une véritable petite encyclopédie des bois et des champs, la revue la plus lue dans tous les terriers ! Une passion pour la nature, qu’il a aussi exprimé à travers le dessin : aquarelle, encre de chine… Il a passé des heures à essayer de représenter un sous-bois, des montagnes…

Mais le travail en bio, c’est aussi l’influence de « cette nébuleuse des vignerons en avance sur leur temps… ». Eric se veut solitaire, pas asocial. Il me cite tous ces vignerons de Loire qui lui ont beaucoup appris, et rend encore une fois hommage à ses voisins de Vacqueyras ou de Cairanne qui ont été précurseurs dans ce travail en harmonie avec le vivant.

La nature, au centre de tout.

Ses vignes, c’est à la fois l’école maternelle et la maison de retraite.

Les plus vieilles sont de 1915. Il rit : « Oui, bon, OK, là, je fais dans le social ! ».

Cet humour, tranchant, jaune et noir parfois, est troublant.

Mais ses vignes, ce sont aussi ses élèves : « C’est comme pour une classe… On voudrait tous les emmener le plus loin possible, mais on sait que c’est impossible, que tous sont différents, et qu’il va falloir, dans la mesure du possible, s’adapter à chacun ».

Une envie de perfection, qui doit parfois le paralyser. Alors il s’organise, temporise : « Je prends 1h, le dimanche soir, pour planifier ma semaine ». Je le taquine. « Tu ne dois pas être du genre grasse mat’ de toute façon…». Non, en effet. Il se lève à 5h tous les matins. Il a mal au dos, il a les traits tirés.

Mais il ajoute : « Il n’y a pas plus grand bonheur que de voir les étoiles pâlir et d’entendre les oiseaux s’éclaircir la voix ».

« Moi, si je n’avais pas lu, je n’aurais jamais été vigneron ».

La nuit est tombée, on est rentré de notre tour des vignes. On se faufile dans la cuverie, qu’il a entièrement fait construire en 2011. Il l’a pensée pour être gravitaire, sur une pente donc, pour éviter de trop triturer les jus aux vendanges : ici, pas besoin de pompes.

On s’y engouffre et on descend les étages, pour arriver aux fûts, où il élève certains de ses vins.

Et notamment une cuvée, qu’il est tout fier de dégainer : Armes blanches. Un assemblage Chenin, Vermentino, Roussanne, élaboré avec son fils, Thomas. Quand il parle de lui, impossible de ne pas se mettre également à sourire.

Ce garçon de 10 ans, c’est un soleil, une pépite presque trop brillante pour ce vigneron à fleur de peau.

Tout en poursuivant cette discussion en pointillée, on entame la dégustation de certains vins encore en élevage : les Syrah et Mourvèdre 2015, mais surtout ce Grenache, qui vient des coteaux de Cabassol… Incroyable.

Des notes chocolat, une robe noire… on voudrait y rester.

Et Eric, de se faire tout timide devant mon enthousiasme : « 2015 était vraiment un beau millésime ».

C’est bien joli tout ça, mais les émotions, ça creuse. Et un lundi soir à Vacqueyras, c’est une véritable prise de risque que d’improviser un dîner après 20h ! #leretourdubotin

Au cours du dîner, on évoquera aussi le nougat de sa mère, qui remplit la maison de visiteurs pendant des semaines en novembre, et on parlera sociologie, peinture, littérature. Nabokov, Jean Malaurie, Albert Londres, ses yeux pétillent au souvenir de ses livres de chevet. Mais le plus grand, pour lui, c’est, Italo Calvino.

En faisant quelques recherches pour préparer cet article, je suis tombée sur cette phrase de Roland Barthes à propos d’Italo Calvino :

« Dans l’art de Calvino et dans ce qui transparaît de l’homme en ce qu’il écrit, il y a {…} une sensibilité. On pourrait dire aussi une humanité, je dirais presque une bonté, si le mot n’était pas trop lourd à porter : c’est-à-dire qu’il y a, à tout instant, dans les notations, une ironie qui n’est jamais blessante, jamais agressive, une distance, un sourire, une sympathie. »

Rarement goût littéraire aura aussi bien traduit la nature du lecteur. Mais ce n’est que mon avis.