Dany est mariée depuis quelques années avec un homme qui, sans être aussi piqué qu’elle, apprécie sa passion du vin (« On s’est rencontré rue du Beaujolais ! Ça ne s’invente pas ! »). Si son travail à la Compagnie bancaire ne la passionne pas, la grande liberté dont elle dispose aurait pu lui faire garder cette place, et mener une vie très confortable d’employée de banque.
Mais Dany est joueuse. Et répond aux challenges qu’on lui tend : ses proches ne cessent de la titiller
Toi qui es devenue notre experte, quand est-ce que tu ouvres ton propre bar à vins ?
Dany rit, élude la question, promet vaguement « avant la prochaine décennie ! »
15 décembre 1989.
Dany tient parole.
Elle démissionne et achète dans la foulée un ancien bar-tabac quasiment à l’abandon dans le quartier des Abesses, non loin du Moulin rouge. C’est lors d’une visite avec un ami qui se propose d’être associé, et alors qu’elle vient de refuser plusieurs autres espaces, qu’elle ressort soudain convaincue : son lieu à elle, son bar à vins tant fantasmé, ce sera là.
Vraiment, je ne sais pas ce qui m’a pris : je n’étais pas du quartier – et c’était vraiment mal famé à cette époque, un endroit très, très bizarre – je n’avais pas d’économie, c’était insalubre, tout était à refaire.
Le Moulin à Vins est né.
Les premiers mois sont grinçants, à l’image de ce rideau de fer qu’elle ne parvient pas à baisser seule. Quand son associé se désengage et quitte le navire moins d’un an après l’ouverture, elle manque de baisser les bras. C’est sans compter sans le soutien du quartier : artistes ou ouvriers, petits commerçants ou étudiants fauchés, chacun vient donner un coup de pouce à cette jeune femme seule : ainsi ce Colonel de la légion étrangère, ou l’ami Henri qui se vante de pouvoir lui éplucher les pommes pour faire une tarte, ou cet émigré qui lui fait promettre de l’appeler, quelque soit l’heure de la journée ou de la nuit, pour lever ou baisser ce fichu rideau…
Et celle qui débarquait à peine quelques mois auparavant en terres étrangères de s’exclamer, avec émotion, près de 30 ans plus tard « Ça c’est Montmartre ! ».
Il faut dire qu’avec sa jupe tailleur et ses escarpins dont elle ne s’est pas encore défaite, Dany ne passe pas inaperçue. Mais son entêtement et sa détermination forcent l’admiration de son voisinage : sur le front dès 9h, elle se refuse à fermer tant qu’un client traîne encore. Même si la nuit est déjà bien avancée.
Une femme derrière un comptoir, ça ne choque personne : à cette même époque, ce sont d’ailleurs bien souvent les Auvergnates qui, tandis que leurs maris sont en salle ou en cuisine, tiennent la boutique d’une main de fer. Dany a beaucoup appris auprès d’elles :
En tant que cliente, j’étais fascinée par leur capacité à ne rien oublier au moment de dresser l’addition ! Si tu veux que ton affaire tienne la route, tu as intérêt à être très rigoureux.
En revanche, une femme seule, dans un lieu qui se dit « bar à vins », c’est quasi révolutionnaire.
Cette audace, conjuguée très certainement à la curiosité de voir l’une des clientes les plus assidues de Paris devenir tenancière, permet d’attirer du monde assez rapidement, dans un quartier pourtant excentré.
Mais ceux qui vont faire la réputation du lieu, ceux qui deviendront les fidèles parmi les fidèles et feront effet boule de neige, ce sont les vignerons de passage sur la capitale.
Alary et Richaud* ont été mes tous premiers vignerons, débarquant là, intrigués par ma sélection…
Car qui mieux que les vignerons est au courant de cette nouvelle adresse où une jeune femme non issue du sérail leur a commandé du vin ?
Les souvenirs se bousculent et les anecdotes se mêlent : « Le taxi de Jacques Villeret a attendu toute une nuit une fois ! J’apportais à manger au chauffeur… Ce n’était pas très correct de le faire attendre ainsi ! »
Les habitués, les stars de passage, les sommeliers ou les chefs étoilés…
C’est tout un monde qui défile sous les yeux de Dany.
Le bouche à oreille fonctionne, et peu à peu, le Moulin à vins devient aussi l’adresse où l’on peut aller quand toutes les autres ferment :
Je me fichais bien de savoir que je n’étais plus autorisée à servir : je descendais le rideau pour ne pas me faire embêter par la police, mais les gens restaient à l’intérieur. Et ils rampaient pour sortir ensuite !
Imaginez… On est à présent au milieu des années 90, on a encore le droit de fumer à l’intérieur, Dany pousse la chansonnette quand on le lui demande gentiment, et elle sert tous les vins en carafe, à l’aveugle.
Car bien souvent, on ne choisit pas son vin, elle choisit pour vous. Et répartit l’addition à sa convenance.
Michel, le Colonel retraité voué à la tarte aux pommes, veille au grain, impassible. Un œil sur la salle, l’autre sur Dany derrière le bar, il est la figure rassurante et l’homme de main si nécessaire. Et quand il se fait tard, que la faim se fait sentir mais que le cuisinier a rangé son tablier depuis belles lurettes, il suffit d’un signe de tête de Dany au Colonel pour que ce dernier file en cuisine vous préparer une omelette.
Exit les mesures drastiques d’hygiène et multiples diplômes sanitaires qui figent aujourd’hui tout patron un peu enthousiaste.
Bien souvent, le jour se lève sur les derniers clients.
Une décennie passe ainsi, à toute allure. Quand elle s’octroie une pause du bistrot, Dany file dans le vignoble. Les vignerons, ceux qui ont permis à son rêve de devenir réalité, l’invitent : c’est ainsi qu’elle continue de se former, de déguster, d’aller toujours plus loin, et de devenir une grande adepte du vin nature, à une époque où l’on ose à peine parler du bio.
Celui qui m’a ouvert les yeux, c’est Pierre Overnoy. Avant qu’il ne me tienne tête et ne m’explique, je surnommais les espèces d’ayatollah du sans souffre les SS : car un vin nature mal fait, ça fait mal au bide, c’est intorchable !
Aux côtés des plus grands, elle forme son palais et développe sa cave. Sa fierté.
J’avais l’une des plus belles cartes de vin de Paris !
Et la gastronomie dans tout ça ?
La question se pose, car aujourd’hui, le vin nature est bien souvent indissociable de la bistronomie, des assiettes instagramables et des adresses branchées. « C’est venu plus tard. Aujourd’hui je suis fascinée par tous ces lieux qui se multiplient, tous plus pointus les uns que les autres… » Oui, il y a encore peu de temps, le vin passait en premier, et l’assiette importait peu tant qu’elle nourrissait son homme :
Je pouvais me nourrir uniquement de tartines de rillettes !
La femme si élégante et menue qui me fait face rit, puis soupire… un tantinet agacée quand même : « Vive la blanquette de veau ! Tous ces chefs japonais et ces menus épurés, ça m’emmerde ! ».
Blanquette, bœuf bourguignon et salade auvergnate, le menu du Moulins à vins, lui, n’a jamais évolué. Et quand elle doit dîner aujourd’hui, elle cherche « une cuisine que je comprends », comme chez Polisson, ou aux Arlots**.
Quand son mari et Emmanuelle, sa fille unique, l’enjoignent à lever le pied, Dany accepte. À contrecœur. On ne tient pas une vie avec un tel rythme, elle en est bien consciente.
Elle vend le Moulin, et acquière une autre affaire, dans un arrondissement plus rangé : au cœur du Marais, elle ouvre ainsi, en binôme avec Emmanuelle, le restaurant Les Enfants rouges. On est en 2003 : autre décennie, autres mœurs, autre quartier.
Certains amis suivent, son cuisinier aussi, mais quelque chose s’est rompu. La folie d’une époque, la magie de Montmartre, l’aura d’un lieu…
L’aventure du Moulin à Vins aura duré 12 ans.
Dany fait quelques efforts, mais cède les Enfants rouges en 2013. À 75 ans passés, elle décide de prendre sa retraite.
L’occasion de renouer avec ce temps où elle naviguait d’un bistrot à un autre, aux bras de ses compagnons de passion : aujourd’hui, qu’il s’agisse de retrouver Philippe ou Romuald, qu’elle a accueillis tout minots au Moulin, dont elle a éduqué le nez et le palais et qui l’appellent affectueusement « Maman », ou d’aller dîner avec Antoine Arena, l’un de ces vignerons corses qui ont fait la renommée de l’Ile de Beauté, Dany a toujours une place réservée.
Capricieuse, inconsciente, passionnée, emportée, amoureuse, autoritaire, drôle, réservée… La petite fille du Béarn a tracé sa voie.
Une reine de Paris, qui a inspiré bien des vocations, et qui ne peut m’empêcher de penser que je me suis trompée d’époque. Rien que pour goûter à la magie des ces soirées du Moulin à vins.
Femmes des années 80 chantait l’autre… Femme de Paris et femme du vin aussi. Femme… dans toute sa beauté et toute sa complexité.
Merci Dany, pour tant de convictions et de légèreté.
*Alary et Richaud, respectivement Fred et Marcel, des domaines de L’Oratoire Saint-Martin et Richaud dans le Rhône méridional, à Cairanne.
**Les Polissons et les Arlots, deux des adresses parisiennes préférées de Dany aujourd’hui. Une recommandation qui vaut son pesant d’or 😉