Le jour où j’ai mangé une quiche avec Becky Wasserman.

Becky est une bonne fée, de celle que l’on rencontre dans les contes.

C’est David Croix qui m’en a parlée la toute première fois.

Depuis, d’autres vignerons ont évoqué Becky. Toujours avec tendresse, toujours avec déférence et respect.

Il ne m’en fallait pas beaucoup plus pour brûler d’envie de rencontrer cette américaine vivant au fin fond de la Bourgogne depuis 50 ans, et dont l’aura est telle que je la soupçonne d’être à l’origine de bien des carrières de vignerons aujourd’hui éminemment reconnus.

Me voilà donc, en cette magnifique journée de juin, à jongler avec les trains supprimés-annulés-échangés pour arriver tant bien que mal jusqu’à Dijon, puis me retrouver enfin dans le TER pour Beaune, au beau milieu des cyclistes en goguette, bécanes sur l’épaule, prêts à avaler les vallons bourguignons.

Beaune

C’est David lui-même qui m’emmène à Bouilland, petite commune de la Côte d’Or nichée au pied de falaises abruptes : c’est ici que vit Becky, dans cette véritable maison rurale, aux murs épais et aux portes bien basses.

David connaît bien les lieux, il me glisse lorsque nous nous garons dans la cour « j’ai vécu un an ici ». D’ailleurs, à peine arrivés, il prétexte le besoin de se reposer un peu (il est près de midi, le travail dans les vignes débute très tôt en cette saison) pour s’éclipser dans une autre pièce et me laisser en tête-à-tête avec Becky.

Délicatesse quand tu nous tiens…

Du haut de ses 81 ans (18 janvier 1937 !) et de son mètre cinquante, Becky m’accueille, souriante et le regard sondeur. Chemisette et chino noirs, magnifique chevelure argentée ramenée en queue-de cheval, aucun maquillage et uniquement quelques bagues : j’ai devant moi une femme sans artifices, qui attend un peu avant de se livrer.

POURQUOI SUIS-JE ICI ?

Pour rien. Ou plutôt pour tout : je ne sais quasiment rien de Madame Wasserman, j’ai résisté à fouiller plus avant sur sa société d’exportation et son business.

J’ai juste suivi mon intuition, mon désir de connaître l’histoire de cette femme qui a l’âge exacte de ma grand-mère. Comment s’est-elle retrouvée ici ? Quel est son lien avec le vin ? Avec la France ?

Alors Becky me raconte.

Le vin, la France, elle n’y connaît rien. C’est en tant que femme mariée et soumise – elle insistera là-dessus – qu’elle débarque en Bourgogne en pleine année 1968, deux enfants en bas âge sous les bras. Au beau milieu des événements et de l’agitation, elle découvre une région où elle n’avait jamais mis les pieds. Son époux, artiste peintre, aime la lumière et le bon vin. C’est lui qui a décidé de ce point de chute.

Les années qui suivent, Becky en parlera à peine. Ce qui compte, c’est l’issue : un divorce long et compliqué, au bout duquel elle gagne une chose alors inimaginable à ses yeux : la liberté. Même si cela signifie des années et des années de travail, des jobs pas toujours stratégiques, de la sueur et de la peine, mais le prix à payer pour garder son indépendance.

Le vin, quand on est installé à Beaune, c’est une évidence. C’était ça ou hôtesse bilingue dans un hôtel.

Naturellement, ses origines vont l’emmener à faire le lien avec le marché américain : elle connaît la langue, la géographie du pays, elle peut servir de passerelle.

Beaucoup moins naturellement en revanche, elle va se retrouver à « faire la commerciale » : « C’était absolument affreux pour moi, démarcher des clients, taper aux portes… J’étais terriblement timide ! » À tel point, elle me le confit en riant (à moitié), que pendant des années elle n’achetait que des vêtements extra amples… pour dissimuler la transpiration due au stress !

Elle estime qu’il lui a fallu près de 10 ans pour être l’aise, et ne plus craindre une prise de parole en public ou une négociation.

Crédits photo : @BeckyWasserman Website.

Ce qu’elle ne me dit pas, tellement c’est évident pour elle, c’est son investissement, sa curiosité, son besoin d’aller au fond des choses. À partir du moment où elle a dû se battre pour gagner sa vie, et que c’est le vin qui s’est imposé comme choix de carrière, elle a tout exploré : le travail aux vignes, les sols, la vinification puis les douze-mille étapes qui jalonnent la vie d’une bouteille avant de terminer dans le verre d’un amateur. Ayant eu à travailler de près avec les tonneliers, notamment dans les premières années, elle a été jusqu’à mâcher des morceaux de bois : « Le bois a un terroir ! », et de me parler ainsi de l’influence du fût sur le vin, selon si le bois provient de telle ou telle forêt…

Soudain, comme sorti de nul part, Becky me regarde droit dans les yeux :

J’ai lu votre blog.

« Ah bon !? Quel article ? »

J’ai tout lu. J’aime beaucoup ce que tu fais.

Le tutoiement est arrivé, aussi sincère que spontané. Le compliment est tombé, sans prévenir.

Touchée.

Becky Wasserman

Très vite, Becky a compris que, pour faire découvrir certains vignerons français aux États-Unis, il fallait construire un système de groupage. Consciencieuse, acharnée, entêtée aussi, elle a tout mis en place. Depuis les transports terrestres du vignoble au port français, à l’envoi ensuite en container par bateau et la réception sur place…

Elle le dit : « C’était dur. Mais à cette période, je m’accrochais très fort, c’était mon indépendance qui était en jeu. Et les vignerons ont été incroyables avec moi ».
Mais oui, tiens ! Une femme seule, étrangère de surcroît, au fin fond d’une campagne et au beau milieu d’un univers alors exclusivement masculin… Comment ça s’est passé ?

Eh bah très bien ma bonne dame ! Oui : les vignerons ont pris sous leur aile cette jeune femme déterminée. Quand il est question de citer tel ou tel vigneron qui aurait été particulièrement généreux, Becky reste d’abord silencieuse, puis affirme, presque surprise : « Je ne peux pas, il y en a trop ».

Que c’est bon d’entendre ça ! En cette période où les relations hommes-femmes sont si bousculées, où il serait si facile de glisser vers une lecture victimaire ou misogyne, Becky bouscule tout et affirme :

Je n’ai jamais eu aucun problème. Au contraire, j’ai été soutenue, entourée.

Ou quand nos fiers vignerons gaulois font preuve d’une solidarité authentique, sans rien dire et à leur façon, avec délicatesse et bienveillance…

La suite ? Petit à petit, après des partenariats plus ou moins réussis, Becky fonde sa propre société d’exportation de vins français : BeckyWasserman.com.

Aujourd’hui, entourée d’une équipe à 90 % féminine, elle défend près de 80 domaines de Bourgogne et du reste du territoire. Sa ligne conductrice ? Le vin doit être bon, la vigne cultivée sans intrant, et surtout, surtout, la décision de travailler avec un nouveau vigneron doit être prise collégialement. Pas de diktat chez Becky, de la discussion, du débat.

Aujourd’hui, ses deux fils, Peter et Paul, ont rejoint l’entreprise : chacun est en charge du développement commercial d’un secteur américain, et s’entiche à dénicher la nouvelle pépite qui rejoindra la carte prestigieuse de Becky.

Lors du déjeuner qui suit, je rencontre ainsi Paul, le cadet, actuellement en France et dont la passion creuse une petite fossette rieuse aux coins des lèvres : il profite de la présence d’un ami vigneron – David est revenu discrètement pour aider à mettre la table – pour faire joyeusement déguster ses dernières trouvailles : un vigneron du Roussillon, un saké, un Chenin de Savennières… Le tout accompagne le « easy lunch » improvisé par Russel, troisième mari de Becky, qu’elle couve tendrement du regard.

Quiche maison et salade de tomates fraîches : c’est si simple et si savoureux. On rit, on parle en français et on switch à l’anglais pour ne pas mettre à l’écart cette jeune géologue américaine actuellement en mission pour l’entreprise.

Becky est littéralement dingue de ses cartes : je veux bien, hein, les cailloux j’adore ça, mais je suis un peu perplexe… Alors Becky lui demande de sortir son ordinateur, et de me montrer : je comprends mieux. Il ne s’agit pas de cartes purement techniques et indigestes. Brenna vulgarise et illumine ces études des sols d’une approche plus personnelle : la jeune fille aux longs cheveux blonds, en mini short en jean et sourire mutin a plus d’une surprises dans son sac : elle redessine à la main, colorie et annote à sa façon, non sans humour.

Plus que des cartes géologiques, ce sont des cartes du terroir, dans son ensemble. Au-delà de la composition des sols et de leurs strates, elle y ajoute les buissons, les ruines, tel animal croisé au détour d’une promenade, les habitations et axes de circulation… Ces cartes sont truffées de détails sous leur apparente simplicité. (Un petit tour sur son site ici)

Pour Becky, Brenna vient chaque année, explorer une région et rencontrer les vignerons, analyser les parcelles, pour ensuite lui produire des cartes que l’on peut retrouver sur le site.

Il est déjà l’heure de repartir, je n’ai pas vu le temps passer. J’ai encore 1000 questions, je suis toute électrisée de cette rencontre, mais il me faut filer, je suis en retard pour mon rendez-vous suivant. Soudain Russell s’agite, attrape une enveloppe et un gros paquet en cuisine : il m’a entendu, m’interroger sur le poivre de la quiche, au goût subtil et épicé. Il m’en prépare un sachet.

Merci.

Je rejoins vite David dans la voiture, avec cette sensation de quitter la maison de la marraine-bonne-fée des contes.

Pas même pensé à prendre une photo des lieux… mais je suis persuadée que la pellicule n’aurait pas laissé imprimer la magie de l’endroit.