« On ne fait pas du vin sur la colère »… Portrait de Jean-Baptiste et Charlotte.

« J’avais envie d’en découdre ».

Jean-Baptiste regarde au loin, vers la plaine du Languedoc. Il tourne le dos à la Montagne noire, il est au milieu de l’une de ses parcelles, la dernière vendangée, il y a à peine 2 jours.

Jean-Baptiste Sénat

Les vignes en gobelet du domaine Sénat

Ce soir, c’est le repas des vendangeurs. Voilà près d’un mois que le domaine est en ébullition, depuis la cueillette des blancs jusqu’à ces grenaches plus tardifs. 

Pourtant, chez les voisins, les raisins sont encore là, bien accrochés. 

La situation à elle seule résume le combat d’un homme, son caractère et ses défis. 

Ici, au coeur du Minervois*, ils sont encore peu nombreux à travailler leurs vignes pour réaliser leur propre vin. Une très large majorité produit du raisin, pour le vendre aux négociants du coin. Et ce sont ces derniers qui donnent le « LA » des vendanges, le top-départ. 

Ici, c’est la course à celui qui ramassera le dernier, soupire Jean-Baptiste.

Peu importe que les raisins soient déjà quasiment confits, et que le potentiel d’alcool flirte avec les 16 degrés.

Même si les pratiques culturales de ses voisins lui hérissent le poil, Jean-Baptiste s’est calmé. Quelque part, il comprend : dans ces régions historiquement paysannes, la question des rendements, la logique des volumes et de la sécurité avant la qualité, tout cela est très profondément ancré. Les lignes bougent plus doucement qu’ailleurs, il faut être patient. Ne mettre personne au pilori.

Lui-même a profondément évolué. 

Domaine Sénat

« Je voulais travailler naturellement et simplement. Ça me semble évident : si je veux des vins souples et sur le fruit, je n’attends pas que le raisin ait un goût de pruneau pour le ramasser ! »

Quand il quitte brutalement Paris au début des années 1990, c’est pour devenir paysan. Pour travailler la terre, faire son propre vin. Un désir irrationnel, fou, pour un homme issu d’une grande famille bourgeoise, où l’on est médecin ou avocat, où on l’a poussé à entreprendre des études de Sciences politiques. 

Mais il y a ce désir intime, qui vient de loin… et qui le sauve. 

C’était une période de ma vie où je ne trouvais pas ma place.

Il débarque sur cette propriété familiale de Trausse, où l’on possède quelques vignes mais où personne ne l’attend pour une quelconque reprise. Il s’étend peu, esquive le sujet, mais ces années ont été rudes. Dans un milieu où l’on ne connaissait rien au vin mais où l’on se targuait de boire les meilleurs Bordeaux et les plus célèbres Bourgogne, le Languedoc c’était la pire des chute sociale. On ne lui fait pas de cadeau. Son premier choix d’investissement, ce sera le matériel de départ, pour commencer à vinifier ses raisins. Et l’embauche d’un employé… qui va se transformer en formateur. 

Jean-Baptiste Sénat

On ne fait pas du vin sur la colère.

Le chemin a été long, mais Jean-Baptiste a pris énormément de recul : ses premiers millésimes, au-delà de l’inexpérience, étaient nourris de passion, mais aussi d’une colère sourde. Ce père qui a refusé jusqu’au bout son choix de vie, mais aussi ces mentalités de village, contre lesquelles il a dû affirmer haut et fort ses convictions, s’imposer et se faire accepter. 

Douce France… cruelle France.

Ce qui le fait doucement changer, mûrir, dans sa sérénité comme dans l’élaboration de ses vins, ce sont les rencontres. Et sur ce point, celle qui est aujourd’hui sa femme y est pour beaucoup : quand Charlotte le rejoint au domaine, en 1998, il n’est pas question de devenir vigneronne. Tailler la vigne ou ouiller des barriques, très peu pour elle. En revanche, imaginer les étiquettes des bouteilles, parler des vins, traduire la peine et les efforts de son compagnon pour créer telle cuvée, ça, ça peut lui plaire. Présenter les vins à des restaurateurs ou des cavistes, créer des passerelles entre ces différents mondes amoureux de la bonne chère, initier des liens et provoquer des moments de partage… Charlotte adore ça. À tel point que, à force de foires et de salons où le couple ne se sent pas toujours à sa place, elle décide d’organiser elle-même un petit salon, avec uniquement leurs meilleurs copains vignerons. On est en 2004, on baptise cet événement « Vinum Nostrum », en clin d’oeil à la genèse méditerranéenne du groupe.

La spontanéité de ce groupement de potes qui partagent des valeurs communes (avec avant toute chose le plaisir de se retrouver autour d’une bonne tablée une fois le salon bouclé) se ressent, et c’est ce qui créé son succès. Les 27 vignerons des débuts sont presque davantage là pour partager leur passion que pour vendre. 

Ça a été un joyeux bordel, au tout début ! sourit Charlotte.

Aujourd’hui, le salon est rebaptisé Le Vin de mes Amis**, c’est l’un des plus prestigieux de la profession, qui parvient à conjuguer convivialité, qualité et taille raisonnable.

Charlotte refuse d’augmenter encore le nombre de domaines présentés. 

La rançon du succès. Il faut savoir dire non, tout en remettant régulièrement en question les noms des habitués.

Ça s’appelle le vin de mes amis : s’il y a un vigneron avec qui on n’a plus aucun atomes crochus, je lui dis.

Une franchise décomplexée, assumée. 

C’est déroutant… et c’est en même temps très rafraîchissant. Pas de cahier des charges sur le nombre de grammes de sulfites ajoutés ou la présence d’un label ou d’un autre sur les étiquettes : ici, c’est le lien humain qui prévaut. 

Et c’est grâce à ces rencontres, grâce à ces salons, que Jean-Baptiste a peu à peu modifié le profil de ses vins, et son approche de la vigne. Le travail de ses sols, la taille en gobelet, la certification en agriculture biologique, des essais de tisanes et de décoction. Des vins moins durs à l’arrivée, une recherche de souplesse et de croquant.

Jean-Baptiste Sénat

Jean-Baptiste l’avoue : à présent que les vendanges sont terminées, il sait qu’il va avoir un petit coup de blues, pendant 3-4 jours. Après ces semaines intenses et folles, le retour « à la normale » est toujours étrange.

Chacun à leur façon, Charlotte et Jean-Baptiste partagent ce goût de l’autre. Si pour elle c’est dans la création et l’organisation d’événements, de fêtes et de grandes tablées, pour lui c’est davantage dans la transmission et le partage : son équipe, avec Joël et Philippe en temps plein, il m’en parle longuement. C’est primordial à ses yeux, même s’il avoue n’avoir pas toujours su faire.

J’ai beaucoup progressé en management. Mais aujourd’hui, une de mes grandes fiertés, c’est que personne ne fait de présentéisme chez moi. Quand les gars sont là, c’est qu’ils ont quelque chose à faire et qu’ils s’appliquent à le faire bien.

Les portes de son chai, il adore les ouvrir : que ce soit pour ces deux stagiaires sommeliers qui sont au domaine pour 4 semaines ou pour le touriste de passage, s’il a du temps, il est heureux de montrer et d’expliquer son quotidien. Et il se réjouit du dynamisme qui anime la région : les bonnes tables où boire du bon vin se dénichent à deux pas, de jeunes vignerons s’installent et secouent un peu les traditions. Ainsi, Anne-Laure et Julien Gieules du Clos Des Pères, dont Jean-Baptiste ne me dit presque rien, mais insiste pour que je reparte avec une de leurs bouteilles, afin peut-être d’en parler autour de moi (Chose faite ! Une bouteille à carafer pour « calmer » un peu le vin… mais une très jolie découverte 😉 ).

Car derrière un fort caractère, et cette franchise parfois brutale, Jean-Baptiste c’est aussi ça : la joie de parler des autres, de filer des coups de main… Des attentions parfois cachées, mais qui ne trompent pas les proches. Ainsi Dédé, ce copain maçon qui vient depuis des années rejoindre l’équipe de vendangeurs pour vivre l’ambiance de cette période si spéciale, malgré l’âge. Il débarque pendant le café, il fait quasiment partie de la famille.

Charlotte est drôle, très drôle.

Qu’elle parle de ce chat qui fait partie intégrante de la famille bien qu’il n’ait jamais montré un seul signe de tendresse (rebaptisé « La Ronce », c’est dire) ou du dernier enfant parti du nid, elle n’a pas son pareil pour décrire avec ironie et justesse des situations du quotidien parfois délicates.

Après un grand tour de vignes, on file au chai, goûter les jus qui ont alors moins d’un mois. C’est toujours grisant de déguster en cette période. Ce n’est pas encore du vin, ce n’est plus du jus de raisin, c’est une zone grise, pleine de promesses et d’incertitudes. Comme un enfant qui naît en bonne santé, mais dont on ignore encore tout de la personnalité et des rêves.

Domaine Sénat

Malgré sa chemise et son chino du parfait citadin, Jean-Baptiste ne fait pas illusion : ses terroirs, il les connaît par coeur, ses pieds de vigne aussi. Quant à ses cuves et ses barriques, c’est son terrain de jeu. Il se régale de tout me faire goûter, et me sort son cahier de suivi, avec les densités prises tous les jours, ses notes. En bon vigneron, il peut me citer la dernière fois qu’il a plu : « Des copains à qui on avait prêté la maison nous ont appelés super gênés, il y avait une fuite d’eau dans le toit. On était en vacances, c’était le 12 août et j’étais super content : une fuite, ça signifiait qu’il avait plu vraiment fort, la vigne en avait besoin ! ».

Minervois

Charlotte et Jean-Baptiste se coupent la parole, parlent davantage de l’autre que d’eux-même, observent, écoutent.

Elle explique que c’est lui qui la pousse à être ferme, face à des situations parfois compliquées.

Il souligne sa passion à elle pour la papeterie, le soin apporté au choses et aux objets, même quand il s’agit de simples étiquettes. Et de conclure, le sourire en coin (juste après s’être fait sermonné pour une flaque d’eau dans la cave où a lieu le fameux dîner) : 

En fait, on est extrêmement complémentaires.

On ne peut pas plaire à tout le monde, et les Sénat le savent. 

Ce qui les fait vibrer, eux, c’est ce lien humain que le vin permet. 

La synergie du groupe… et l’énergie de ce duo qu’ils forment, dans ce petit bout de terre, au coeur du Minervois.

——————————————————-

*Superbe dossier sur le Minervois dans la Revue LeRouge&leBlanc N°130, avec un focus sur le domaine Jean-Baptiste Sénat.

**Rendez-vous pour les professionnels ce lundi 26 novembre 2018 à la Maison de l’Amérique latine pour la rencontre annuelle parisienne 😉