« Je ne suis plus le perdreau de l’année… Mais en 2016, je me suis laissé surprendre ».
Cette phrase à elle seule pourrait résumer l’état d’esprit de Frédéric Alary, co-propriétaire avec son frère, François, du domaine de l’Oratoire Saint-Martin.
On est à Cairanne*, dans l’extrême sud de la Vallée du Rhône.
On est chez les frères Alary qui ont, voilà 33 ans, repris le domaine familial.
33 ans qu’ils apprennent, qu’ils expérimentent, se trompent, recommencent, travaillent, encore et encore.
Encore une fois, je débarque sans m’être renseignée : je ne connais pas leur réputation, leur engagement, rien. Je veux me faire mon propre avis, je fouinerai plus tard.
Je ne serai pas déçue. Mais ne brûlons pas les étapes.
C’est Frédéric qui me reçoit. Je ne suis pas seule, il y a aussi Régis, un caviste rennais en tournée dans la région. Zut, ça signifie que je serai moins libre de discuter avec le vigneron. Mais ne pas être en tête à tête, c’est aussi l’occasion d’observer davantage… et de pouvoir se faire un peu oublier.
Nous n’avons pas le temps de faire le tour des vignes, nous attaquons directement par la dégustation du dernier millésime, et ce dans le coeur du repère, la cuverie d’élevage.
La séance s’annonce musclée, Frédéric aligne sur un marche-pied les bouteilles fraîchement remplies, avec leurs étiquettes « Brut de cuve 2016 ».
Ma première émotion arrive avec la cuvée Les Douyes. Une bouche très sensuelle, un rouge voluptueux, à la fois fin et gourmand. Un élevage en foudre pendant 18 mois pour ce vin issu des plus vieilles vignes (40 % Mourvèdre, 60 % Grenache).
Ce vignoble familial possède de très vieilles vignes, mais ne se considère pas comme si ancien : « Ça ne fait que 3 générations que l’on ne vit que du vin ». Comme beaucoup dans la région, chez les Alary la vigne a pris une place plus importante suite à la disparition de l’élevage des vers à soie dans les années 1970**. D’ailleurs, à la place de la cuverie actuelle, c’était la magnanerie familiale.
Le basculement s’est opéré, et la notoriété a progressé…
Quand je lui demande s’il y a eut un tournant, dans le développement et le succès du domaine, dans la reconnaissance des paires aussi, Frédéric n’hésite pas longtemps : « On a été élus vignerons de l’année en 1995 par le Gault & Millau. Ça a clairement aidé. ».
Et quand je pose la fameuse question « Mais au fait, c’était une évidence pour vous de reprendre ? »… Eh bien, oui. « Avec mon frère, depuis tout jeune on adore ça, la cave, les vignes… ». Et de surenchérir : « Il faut de la passion, c’est impossible autrement de faire ce métier : pendant des années on a travaillé près de 80 heures par semaine, avec à peine une semaine de vacances par an ».
Une passion et une démesure du temps passé pour élaborer leur vin que je retrouve quand nous abordons le sujet de la biodynamie : c’est simple, il n’y a que lui et son frère qui s’en chargent : « Car il faut y croire profondément pour se lever au clair de lune aller et pulvériser à pieds tous ses rangs de vigne ».
Dans les étapes justement, le bio est arrivé assez vite, en 1991 précisément. Le déclic est venu suite au cancer du pancréas de leur père. Quant à la biodynamie, ils y sont venus par le goût avant tout : « Les vins qui nous plaisaient le plus étaient en biodynamie ». Mais ce qui les a convaincu de cette philosophie de travail, ce sont leurs premiers tests. Frédéric nous donne l’exemple de cette parcelle de vieilles vignes de 1905, dont les raisins ne mûrissaient jamais jusqu’au bout et restaient roses. « Dès la première année, ça a été incroyable : ils étaient noirs ! À tel point que l’on a dû vendanger en premier cette parcelle que l’on gardait toujours pour la fin, plusieurs semaines après les autres ».
Pour lui, la biodynamie, c’est ça : des résultats. Pas d’ésotérisme, seulement la volonté « d’anticiper les problèmes ». Et de conclure : « C’est pour ça que l’on ne veut pas s’agrandir : avec la biodynamie, il faut du temps pour observer, et on ne peut pas le faire avec 50 hectares, comme on le fait aujourd’hui avec 25 ».***
Fred a un regard sévère, celui de l’homme à qui on ne la fait pas. Mais, au fil de la discussion, je me surprends à me laisser bercer par sa voix, d’une grande douceur, posée, avec cet accent du Midi si chantant…
« La vigne c’est une chaîne, il faut que chaque maillon soit le plus fort possible ». Et de filer les métaphores au fil de la dégustation qui ne s’arrête pas : « C’est comme un iceberg : les gens ne regardent que ce qu’ils voient ».
Vient alors le Haut Coustias 2014, un rouge mis en bouteille en décembre dernier seulement. Des fruits épicés, un vin rond, aux tannins fondus… Peut-être ma préférence du jour.
On évoque les millésimes et les saisons, Fred raconte : « J’en suis à ma 34ème vendange. Je ne suis plus le perdreau de l’année ! Mais en 2016, je me suis laissé surprendre. Il n’y a pas de règles… ». Il nous parle alors de son ami Marcel Richaud, avec qui il échange quotidiennement pendant les vendanges : « On se voit et on s’appelle tellement pendant cette période, que c’est comme si on fait chacun 2 vendanges chaque année. On apprend énormément ».
Depuis 20 ans, Frédéric part avec son frère une semaine sur la route, dans une autre région viticole, pour apprendre, toujours davantage. Ils ont également instauré une petite tradition avec leur équipe : ils les invitent une fois par an dans un restaurant de haute-gastronomie : ils veulent les sensibiliser au service du vin dans cet univers, leur montrer pourquoi ils ont cette exigence au quotidien, comment cela peut se traduire pour le client. Attention, cela ne signifie pas que les Alary élaborent des vins uniquement dits « de gastronomie » : point d’élitisme, ce que je déguste aujourd’hui est sans chichi, fin mais accessible.
C’est le moment de déguster La Réserve des seigneurs 2015, bientôt commercialisée : un vin qui me va droit au coeur, avec un peu d’aspérité mais une franchise qui n’est pas pour me déplaire.
Une recherche de qualité, une exigence très haute. Qui passe par des prises de risque, des expérimentations. Les deux frangins ont ainsi voulu, il y a quelques années, augmenter la densité des pieds à l’hectare, afin de pousser les racines de la vigne à aller plus loin dans les sols. Sur une terre où de nombreuses parcelles sont encore plantées du début du siècle dernier, avec 2500 pieds à l’hectare (aujourd’hui l’AOC Cairanne exige 4000 pieds minimum), ils sont passés à 7000 pieds/ha.
Ça n’a pas fonctionné.
Lors de la reprise également, ils ont osé révolutionner des pratiques, comme le remplacement des foudres ancestraux par 200 pièces bourguignonnes… Un échec cuisant, ce type d’élevage ne collait pas à la nature de leurs vins. Et cet aveu : « Je me suis aperçu que je faisais du vin moins bon que mon père ».
J’aime quand les vignerons racontent leurs échecs. Ils sont presque plus volubiles sur leurs expériences manquées – qui les amusent beaucoup après coup – que sur leurs succès. Une question d’humilité sans doute.
Un marqueur de curiosité, d’une envie d’aller plus loin, sans cesse renouvelée.
Plus de photo, plus d’info sur la philosophie de ces deux frangins, et le détail de toutes leurs cuvées, ICI.
L’oratoire Saint Martin participe également à un chouette festival : Jazz dans les vignes. Toutes les infos et les dates ICI.
*L’AOC Cairanne est toute récente ! Elle date de février 2016, et a été véritablement actée en juin (décision rétroactive sur le millésime 2015). Dans le cahier des charges, on trouve notamment l’interdiction de la machine à vendanger ainsi que de trop grosses bennes (cf. grosses chaleurs de la région), une forte incitation à limiter l’usage de SO2 ainsi que des désherbants chimiques.
**D’ailleurs, au sujet des vers à soie, je recommande le magnifique roman Soie, d’Alessandro Barrico, dans sa version illustrée par Rébecca Dautremer.
***25 hectares au total, dont 20 d’un seul tenant, accolées à Rasteau.