Merci, Monsieur Cantillon.

Bruxelles, samedi 21 avril, 11h.

Rue Gheude 56, le ciel est bleu azur, la température s’approche déjà des 25°C.

Soudain, cette façade, sobre et élégante, blanche et ocre, sur laquelle est tracée en grandes lettres couleur brique BRASSERIE CANTILLON.

Avec deux compagnons de l’association Vendanges Solidaires, nous avons rendez-vous avec Jean, patron de cette brasserie fondée en 1900 par son arrière grand-père.

Jean est un électron libre dans l’univers impitoyable des brasseurs.

Pour beaucoup, une Cantillon, c’est la Romanée-Conti des bières.

Nous voilà face à Jean Van Roy, le patron des lieux : avec sa voix puissante, son regard vif et sa poignée de main vigoureuse, on se sent tout petit.

Jean est l’un des rares, très très rares même, à non seulement être véritablement brasseur (ce qui signifie que son travail commence dès la transformation des céréales, et qu’il produit son propre lambic, c’est-à-dire sa propre base avant assemblage et mise en bouteille pour prise de mousse), mais aussi à travailler en fermentation dite spontanée.

L’équivalent, dans le vignoble, des vignerons qui travaillent en levures indigènes.

Jean est donc de ceux qui font confiance aux éléments contenus naturellement dans leur matière première.

Attention, faire confiance ne signifie pas laisser-aller : il suffit d’écouter Jean vous expliquer n’importe quelle étape du processus pour comprendre que 1) Tout est rigoureusement encadré et suivi, et 2) Jean a une connaissance et un savoir scientifique… immense (et le caractère qui va bien pour défendre sa cause. Il n’y a pas que les Bretons qui sont têtus).

Non, ce que Jean recherche – et son père et son grand-père avant lui – c’est de ne surtout pas être « maître-brasseur » :

On est maître de rien du tout, c’est le produit qui décide, on accompagne comme on peut.

Une philosophie qui n’est pas sans me rappeler un certain Anselme Selosse, que j’entends encore expliquer que le vigneron se doit de n’être qu’un butler, un serviteur de la vigne…

Mais reprenons depuis le début : si nous sommes ici (photo à l’appui plus loin 😉 ), c’est avant tout pour remercier Jean de l’incroyable opération qu’il a lancée il y a un an : 120 bouteilles de sa cuvée spéciale « La Vie est Belge »*, ont été rebaptisées « La Vie est Solidaire » puis mises en vente à 150€ l’unité… Tout est parti en à peine quelques heures.

Et les profits intégralement reversés à l’association Vendanges solidaires.

Je vous laisse faire le calcul.

Un belge, brasseur de bière, qui œuvre pour la cause vigneronne ?

Oui, la démarche peut interroger.

Pas quand on connaît le travail de Cantillon : non content de fabriquer son propre moût, Jean met un point d’honneur à ce que TOUTES ses bières fassent leur fermentation en… fûts. Et, je vous le donne en mille, la plupart proviennent du vignoble français.

Ainsi, pendant minimum deux ans, le moût de céréales va ainsi se transformer en lambic, tout en s’imprégnant de façon plus ou moins marquée des arômes et du caractère de ce qui l’a précédé.

À l’arrivée, des bières différentes chaque année, impossibles à reproduire. L’opposé exact des bières « classiques » que nous connaissons tous (réalisées bien souvent en moins d’une semaine). Des bières aussi qui, pour la plupart, tel un Grand Cru, sont aptes au vieillissement : 10, 20, 30 ans…

Un travail titanesque, pour une entreprise… familiale. La plus grande surprise est peut-être celle-ci d’ailleurs : la notoriété de notre hôte – ou plutôt de ses bières ! – est immense, démesurée**. Et pourtant, ici, tout est à taille humaine. Maman Cantillon (Mamouche !) est à l’entrée pour accueillir les visiteurs, nous croisons papa Cantillon (Lou pépé !) en départ de visite pour un groupe en français.

Le filtre avant mise en bouteille – comme bon nombre d’outils et de machines de la brasserie – date du 19èmesiècle. Bien sûr, il y a quelques employés, mais une petite équipe : 11 au total, tant pour la brasserie en elle-même que pour le musée vivant que la famille a développé.

Car oui, depuis 1978, l’installation a été aménagée pour être ouverte au public : un choix purement économique, pour la survie de la brasserie. Comme le résume Jean-Pierre Van Roy, le grand-père de notre hôte :

J’ai enfoncé des portes pour vendre une bouteille et aujourd’hui, on enfonce celles de la Brasserie Cantillon pour en acheter.

Ouvrir ses portes, expliquer sans relâche une tradition alors tombée en désuétude, pour se donner les moyens de poursuivre une activité historique et artisanale. Une stratégie commerciale fondée sur le partage et la pédagogie, sur la transparence et la passion…

Et de fait, une fois franchie la petite porte où est scotchée une simple feuille A4 précisant « Entrée », on bascule dans un autre univers, mêlée de tradition, d’authenticité, de savoir et de rigueur, au beau milieu d’une foule de passionnés et fous furieux de bières, venus parfois de très loin – en atteste ce Québécois que l’on surprend à vouloir absolument serrer la main de Jean quand il comprend que c’est LUI, « Monsieur Cantillon » –  pour visiter LE musée de la gueuze et tenter d’obtenir quelques bouteilles.

Oui aujourd’hui, chez les Cantillon, le plus grand souci n’est plus de vendre, mais de répartir au plus juste les ventes…

Une situation souvent acrobatique, qui peut créer bien des frustrations. Une rançon du succès gérée avec le brio et le sourire malicieux de Jean, homme au charisme puissant, dont la simplicité dispute à une aura que l’on dirait innée. Pendant notre visite, il est interrompu plusieurs fois pour de multiples questions de gestion, de planning, ou de logistique (« Il sont où les cartons de 3 bouteilles que l’on a reçus hier ? ») : pas un soupir, pas une once d’agacement. Puis c’est Ginette et Robert qui passent une tête : ils viennent emmener la famille en visite au pays pour un tour du musée : Jean salue ainsi un nombre incalculable de personnes, demande des nouvelles d’untel, et vérifié qu’unetelle a bien une dégustation offerte à la fin de son tour.

Et pendant ce temps, il reprend le fil de ses explications, et tente de nous faire comprendre, nous, passionnés de vin mais ignares en matière de bière, la subtilité et la complexité de l’étape de l’assemblage des lambics. Un moment sacré, crucial, dont il est le seul et unique chef d’orchestre. Un travail de précision, où il faut à la fois être un excellent dégustateur et un « cuisinier » hors-pair pour évaluer l’évolution de son produit dans le temps, la réussite ou non des mariages arrangés.

Il nous parle aussi de ces essais, de ses projets. De ce champs de cerisiers qu’il vient d’acquérir pour cultiver lui-même les fruits qui donneront cette cuvée aromatisée. De ces vignerons du Languedoc, des amis avant tout, avec qui il travaille aujourd’hui une cuvée travaillée avec ce cépage ancien qu’est l’alicante. Ou encore ceux-là, en Campanie, grâce à qui des essais lambic / marc des raisins sont en cours. Rigueur et curiosité, audace et persévérance… et sens de l’accueil et de la convivialité ! Quand vient le moment de déguster, Jean refuse les chichis :

Après tout, c’est ni plus ni moins qu’une bonne mousse !

Devant une telle érudition, une générosité si humaniste et cette simplicité désarmante, oui, décidément, on se sent tout petit.

L’indice-clé qu’ici on a une bière de haute-voltige ? Des verres à pieds, pour mieux révéler les arômes et la finesse de chaque cuvée.


Le site des bières Cantillon : ici.

Toute leur actualité : là !

Et pour suivre les événements organisés par l’association Vendanges solidaires ? Un clic ici pardi !


*Cette micro cuvée fermente dans des fûts très particuliers, issus d’un partenariat avec Stéphane Tissot, célèbre vigneron du Jura : il s’agit des fûts qui ont vu, pendant très exactement 6 ans et 3 mois, se façonner le mythique vin jaune… Une bière de collectionneur.
**L’anecdote de cette vente de charité en est un exemple parlant, mais qui ne donne pas toute la mesure du phénomène : il faut savoir que certains sont près à déverser des sommes astronomiques pour se procurer une Cantillon : pourtant, la famille met tout en œuvre pour que les prix restent raisonnables, et que les amateurs de la première heure, les fidèles clients qui ont fait le choix il y a des décennies de cela de boire une véritable bière artisanale, puissent continuer de s’en offrir. Mais le marché noir est insensible et féroce, et de véritables batailles font rage sur la Toile.