C’est en 1982, à l’occasion d’une conférence à Béziers que tout bascule pour Robert : il rencontre un certain Monsieur Bousicault, le directeur du Centre de ressources biologiques de la vigne de Vassal, qui représente la collection ampélographique française.
Pour Robert, c’est une révélation, la porte d’entrée vers les réponses qu’il cherche depuis des années. Il interrompt le débat, et fixe son interlocuteur dans les yeux :
On arrête tout. Je ne vous lâcherai plus jamais.
Robert a besoin d’appuis dans son désir de faire revivre les cépages autochtones de Gaillac.
Ce qui au départ était une intuition, est devenu une véritable quête.
Ça ne lui vient pas du ciel, cette sensibilité aux cépages autochtones, dont la réputation est souvent mauvaise et dont l’usage est carrément interdit si l’on veut bénéficier du précieux label « AOC Gaillac ».
Ce sont des phrases de mon père, qui me sont revenues, comme ça.
Car Marcel était greffeur, et avait donc une approche des cépages bien différentes des vignerons lambda. Ainsi l’Ondenc (à prononcer « oundec » pour faire plaisir à Robert), un cépage blanc complètement tombé en désuétude, et le (désormais) célèbre Duras, un cépage rouge, que Marcel plante en 1973 : « On ne sait jamais… ça peut servir. »
À cette époque, les cépages les plus courants ce sont les rapatriés d’Algérie qui les ont plantés, car ce sont ceux qui « fonctionnent » : Syrah, Merlot, Gamay…
Marcel n’aura pas le temps de déguster les vins issus de cette intuition : il décède prématurément, en 1976. C’est donc Robert qui reprend le chantier, et qui vinifie ses premières cuves de cépages autochtones.
Le début de la révolution.
Robert va voir les copains du syndicat, avec qui ils sont alors lancés dans une grande promotion de ces rouges venus d’ailleurs :
Les gars, on se trompe avec ces cépages, c’est pas de chez nous, c’est pas comme ça qu’on valorisera notre travail.
L’intuition ? La certitude déjà ? Quoiqu’il en soit, la volonté de défendre un patrimoine en train de disparaître.
Un son de cloches qui dérange : Robert est viré du Conseil du syndicat.
L’homme est têtu – c’est un euphémisme – et va alors poursuivre dans son coin ses recherches. Et des recherches qu’il n’envisage pas autrement « qu’appliquées » ! Ainsi, au fil du temps, des difficultés, des désirs et des opportunités, Robert finit par créer son propre conservatoire privé, afin de mener ses propres expériences.
Il l’aime son histoire, Robert, mais il a l’intelligence de cerner le futur également : « Vous qui êtes jeune, vous allez assister à une révolution du vin… Tous ces cépages qui vont devenir adultes dans les bons terroirs avec les bonnes vinif’ ! ». Il le reconnaît : les jeunes vignerons d’aujourd’hui sont bien plus ouverts, bien plus audacieux et instruits que ceux qu’il a connus.
Son rêve est finalement en train de se réaliser… et j’ai le sentiment qu’il a encore du mal à le réaliser.
La recherche pure, très peu pour lui, s’il n’y a pas d’application derrière.
Car grâce à ces plants de vieux cépages sauvés et cultivés dans son conservatoire, une nouvelle dynamique est possible : en 1992, avec Bernard, ils plantent une parcelle de Prunelart, puis dans la foulée, une autre de Verdanel. Pour le premier, un cépage rouge bien entendu local, il faudra attendre 20 ans pour qu’il soit reconnu dans l’AOC Gaillac. Le premier millésime est réalisé en 1997, et pendant des années vendu en Vin de France.
Pour le second, le Verdanel, carrément interdit de plantation car non inscrit au Catalogue des cépages autorisés en France, le chemin est en cours : désormais autorisé grâce à un énorme dossier monté par Bernard (avec le soutien non négligeable d’une femme de France Agrimer), il n’est cependant pas encore accepté dans l’AOC.
Aujourd’hui, le domaine Plageoles a construit sa gamme de vin autour de cuvées en monocépage, afin de valoriser ce travail d’archéologue de la vigne jusqu’à la dégustation.
La seule cuvée qui échappe à la règle ? Celle qui réunit uniquement les raisins du conservatoire : chaque variété n’existe qu’en petite quantité, et se révèle donc impossible à vinifier séparément. En 2014, pour leur première année ensemble, les deux frangins, Romain et Florent, décident d’en faire une cuvée revendiquant haut et fort le terroir de Gaillac et la nature un tantinet révolutionnaire de la famille. La naissance de la cuvée Terroirists, dont l’étiquette est devenue le logo du domaine.
… et le respect du vivant.
Une notion très abstraite dans les années 1980, quand Bernard revient au domaine.
Mon grand-père n’avait jamais touché un produit chimique.
Ceci dit, c’était plus facile à une époque où ça n’existait quasiment pas, les produits phytosanitaires de synthèse. Quand il s’installe véritablement, Bernard est entraîné dans la vague du moment : ainsi, il commence à utiliser ces fameux produits de 1985 à 1987. En deux ans, les dégâts sont considérables : en cave, les fermentations ne partent plus… Or, ici, on n’a jamais utilisé de levures exogènes, c’est-à-dire non issues directement des raisins eux-mêmes. C’est ce constat qui met la puce à l’oreille de Bernard, sur des pratiques agricoles à propos desquelles, à l’époque, il était difficile d’avoir des analyses :
Quand tu créées un déséquilibre à la vigne, tu le retrouves avec tes raisins en cave : tu es alors contraint d’utiliser à nouveau des produits, pour compenser. Et tu rentres dans une dépendance totale aux produits issus de la chimie de synthèse.
Bernard fait alors marche arrière, au même moment où un vendeur de produits phytosanitaire cesse soudainement son activité, pour s’intéresser aux traitements à base d’oligoéléments. C’est lui qui le met en relation avec Monsieur Cousinié, à Narbonne : ensemble, ils font un tour de la vigne, et observent les carences, le sol, la vie, le végétal.
Jamais on ne nous avait parlé de ça.
Bernard est séduit, l’approche qu’on lui propose n’a rien à voir avec celle de commerciaux qui ne mettent jamais les pieds dans les vignes et qui sont payés au nombre de produits vendus. Pendant plus de 20 ans, le domaine suivra ce qui est devenu la « méthode Cousiné » : une méthode basée sur la nutrition des plantes : apports d’oligo-éléments soit foliaires, soit par le sol en engrais organique après analyse du sol, du feuillage et des baies…(J’en parlais un peu ici, avec Karl du Château Mangot).
Et la biodynamie ? Pas facile d’aborder le sujet avec Bernard, qui pendant longtemps n’y a vu qu’une secte d’allumés du ciboulot. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de s’y intéresser, mais quand il a essayé de lire les ouvrages de Nicolas Joly ou, plus ancien, celui de Rudolf Steiner, il n’y a vu que de l’ésotérisme. Or comme il se plaît à le dire : « Mes parents m’avaient donné le choix entre le bistrot et l’église, et j’ai toujours choisi le bistrot ! ».
Les sciences occultes, très peu pour lui.
Jusqu’à cette rencontre, avec Véronique Cochran, du Château Falfas à Bordeaux. À travers un rassemblement de l’Union des Gens de Métiers, il déguste ses vins, échange avec elle, et apprend qu’elle est en biodynamie. Et c’est la première fois qu’il en entend parler de cette façon. Véronique lui fait alors lire l’ouvrage écrit par son père, M. Bouchet : « Et là, ça n’avait rien à vois à ce que j’avais lu jusque-là : ça me parlait d’agriculture ».
Piqué d’une nouvelle curiosité, Bernard se replonge dans ses investigations, et rend visite à Véronique, pour voir ses vignes. De fil en aiguille, il apprend qu’elle est originaire de Saumur, où sa mère et son frère sont encore installés : coïncidence ou non, Bernard y va tous les ans pour un salon du vin nature, auquel ils participent également. Il prend donc rendez-vous pour visiter leur domaine, accompagné de Florent.
Le début d’une amitié, et de longs échanges techniques, pour appréhender correctement ce que signifie la biodynamie. Deux ans plus tard, à force d’échanges avec la famille Bouchet, c’est Florent qui prend les devants et achète un dynamiseur : le domaine est désormais équipé de l’outil central pour les préparations en biodynamie.
Il faudra attendre la fin de la toute dernière soirée pour que Bernard, sous la guirlande champêtre (très bien accrochée d’ailleurs Flo), me regarde, les yeux brillants, et me souffle :
Nos fils, avec Myriam, c’est notre plus grande fierté.
Et depuis 4 ans, on peut même croiser 4 générations de Plageoles au domaine.
Florent et Sandra ont eu un fils.
Il s’appelle Marcel.