Vincent parle plusieurs langues.
L’allemand, pour être dans les meilleures classes, l’espagnol, car c’est la langue officieuse de la région, l’anglais, car il faut bien le baragouiner un peu.
Et puis le catalan. Parce que c’est son pays.
Vincent est né ici, dans ce petit port de Collioure, à quelques kilomètres de la frontière espagnole, au pied des Pyrénées et les orteils dans la Méditerranée. Son enfance a le goût des anchois au sel de la conserverie de son père, des poulpes qu’il attrapait à la main et ramenait vite-vite en courant dans le dédale de ruelles pour un goûter improvisé quémandé à sa mère. Des échappées dans les terres aussi, dans ces villages perchés du Capcir et de la Vallée du Galbe. Formiguères, Espousouille… les framboises de la forêt et les champions des sous-bois, il connaît.
Un homme « terre et mer », façonné par cette histoire singulière de ce petit bout de terre qui a connu bien des tempêtes. Dans cette région reculée, il fallait au moins une double activité pour survivre : pêcheur et vigneron, c’était le bon équilibre.
L’attachement à la vigne est fort, mais on ne fait pas son vin soi-même. C’est la grande époque des coopératives. Esprit de cohésion, mais aussi solution pragmatique : dans un petit village étriqué comme celui-ci, de toute façon, on n’a pas la place de s’équiper de pressoir, de cuves ou de barriques. Ainsi, on évite aussi le risque individuel…
Mais aussi le succès.
Alors quand le tourisme commence à se développer, et que le foncier prend soudain une autre valeur, même au-delà de l’enceinte historique de l’ex ville fortifiée, beaucoup y voient une réponse toute trouvée pour s’enrichir à moindre frais, quitte à y laisser des terrains viticoles. Face aux activités traditionnelles du village, le tertiaire semble ouvrir une voie nouvelle où confort et sécurité iraient de paire.
Oui mais… le tourisme à tout va, ce n’est pas la solution. Lorsqu’il termine ses études d’ingénieur, Vincent s’insurge contre ces espoirs « d’avenir clé en main ». Il a conscience que son village a d’autres ressources, qu’il faut croire en ces terres et dans son patrimoine.
Sans l’appui de sa famille, il tourne le dos à une carrière en entreprise, et décide de devenir vigneron.
On est en 1982, il a 27 ans.
Son village, il ne l’a quitté que 2 fois : il revient de 6 mois sac au dos pour découvrir l’Amérique latine. La volonté de voyager librement, avant d’attaquer ce métier qui, il en a déjà conscience, sera le travail d’une vie.
La fois précédente, c’était en Nouvelle-Calédonie, où il est resté 18 mois, en lieu et place de son service militaire.
Mais j’avais pas l’âge pour rester le cul au soleil ! La planche à voile, c’est sympa, mais c’est pas un projet de vie, rit-il en se remémorant ce grand dépaysement.
Morceau par morceau, emprunt après emprunt, il va racheter à sa famille quelques parcelles de vignes, et en acquérir d’autres. Des 3 hectares historiques, situés sur cette colline de la Tourette, il va adjoindre 10 autres hectares, disséminés et très morcelés sur les 4 villages que sont Collioure, Banyuls, Port-Vendres et Cerbère. Des parcelles de 10 à 224 mètres d’altitude, face à la mer ou reculées dans les montagnes au milieu des chênes-liège, en pente toujours, dangereuses souvent, rythmées par une succession de petits murets qu’il faut sans cesse entretenir…
Un terrain de jeu qu’il a construit patiemment, qu’il aime profondément.
À la question « Qu’est ce que tu préfères dans ton métier ? », Vincent lâche presque malgré lui un éclatant sourire, tourne la tête vers moi en dépit de la route sinueuse et répond sans l’ombre d’une hésitation : « La vigne ! »
Le plus grand plaisir c’est la vigne : tu fais tes choix, tu soignes tes plants comme un jardinier.
Lors de notre tour de vignes, je me délecte de la connaissance de Vincent sur sa région et son histoire. De la sociologie des quartiers du village (le faubourg versus la vieille ville) aux anecdotes de la Révolution française en passant par la première grève française de femmes ouvrières à Cerbères, Vincent raconte, avec douceur et pétillement, fasciné lui-même par tant de rebondissements et de soubresauts.
Aussi, rien d’étonnant quand on en revient au vin, d’’apprendre que ce qu’il cherche, depuis toujours, c’est de traduire le caractère de son pays dans ses flacons. Il est un grand défenseur des deux AOC auxquelles il a droit, Collioure et Banyuls.
C’est ce travail sur un cahier des charges, sur des exigences d’élaboration, qui a permis à des zones viticoles comme les nôtres d’émerger.
Et bien que ces deux AOC ne soient pas les plus à la mode et même parfois carrément noyées dans les multiples vins du Roussillon, Vincent n’en démord pas : il faut aller toujours plus loin dans leur valorisation, dans leur mise en avant. Il y a encore un travail énorme à faire, et notamment en France, pour faire connaître ces vins et les vignerons qui s’acharnent sur ces coteaux scabreux, qui ne sont pas sans rappeler ceux de la Côte-Rotie et de Condrieu. Rien n’est mécanisable ici, le soleil est d’une rare violence, les orages sont nombreux et puissants – chaque année, des voitures finissent dans le port -, la force du vent est légendaire.
Mais voilà, certains paysans-vignerons comme Vincent s’entêtent. Le terroir est exceptionnel, si tant est que l’on sait adapter les cépages au sol, les pratiques culturales à la météo, et puis les vinifications au profil des vins.
Des vins secs qui se révèlent beaucoup plus souples et frais que leurs voisins de la plaine, influence maritime et altitude obligent, et puis, surtout, des vins doux naturels, la fierté de la région. VDN pour les intimes, une mention exclusive du Midi : Muscat, Rivesalte, Maury, Banyuls… Des vins « mutés sur marc », aux arômes si caractéristiques de ce coin de France, qui ne dépassent pas 16° et que l’on sert ici à l’apéritif ou en dessert, ou qui agrémentent la cuisine.
Des vins que l’on ne voit presque plus ailleurs, qui ont soit succombé à l’industrialisation de la production (aïe aïe aïe ces muscats chargés en sulfites !!!), ou qui ont tout simplement été détrônés au profit de vins plus faciles à boire, moins sucrés et plus dans l’air du temps.
Mais Vincent est catalan.
Ce ne sont pas des « gabatch » qui vont lui dicter ce qu’il doit faire.
Il crée donc des vins secs en AOC Collioure, et une vraie gamme de Vin doux naturels en AOC Banyuls. Du plus fruité au plus complexe, du Banyuls « d’initiation » à celui élaboré à partir d’une réserve perpétuelle, dont le premier millésime remonte à 1952… La solera du pauvre, comme il l’appelle.
Des vins capables de provoquer de grandes émotions. Des vins qui jouent avec l’oxydation, avec le temps… Des nectars que l’on boit en le prenant son temps, justement, qui délient les langues ou bien font savourer les silences.
L’époque est au vin léger, festif et désaltérant.
Elle est aussi au ralentissement, au lâcher-prise et à la méditation.
Vincent est parfois désabusé devant les évolutions du monde. Mais, loin de se replier sur un chauvinisme stérile, il regarde ailleurs, et s’ouvre vers les autres. Ainsi Thomas, dernier embauché à la Tour Vieille et qui débarque de Vendée. Vincent me confie qu’il a adoré quand le garçon est arrivé pour l’entretien, la voiture encore pleine de paille de l’exploitation laitière familiale.
Voir Vincent et Thomas ensemble, c’est une bouffée d’énergie : le premier regarde avec fierté et amusement le second, et ce dernier observe, veut tout comprendre, même le catalan. Il sourit et exprime à travers tout son être son bonheur d’avoir « atterri » ici.
Les autres ce sont aussi les vignerons, ceux que Vincent a rencontré grâce aux salons auxquels il participe depuis plus de 30 ans.
D’ailleurs, il le résume :
Au fond, le vin, ce n’est qu’une chose : les rencontres.
Tu as raison, Vincent.
Nous nous connaissions déjà avant que je ne vienne chez toi. Nous nous étions croisés, nous avions discuté et échangé.
Mais nous ne nous étions pas encore rencontrés.
Merci pour ces quelques heures volées à l’été, et ce doux moment de sincérité.