Stéphan Lagorce, l’ogre de la curiosité

Des fois, l’intuition est la meilleure des guides.

Dans ma dégustation-délectation des revues 180° et 12°5, certains articles me touchent plus que d’autres. En y regardant de plus près, certains noms revenaient dans ces préférences, régulièrement. Parmi eux, celui de Stéphan Lagorce.


À l’occasion du lancement des derniers numéros, il y a quelques semaines, j’ai enfin mis des visages sur ces signatures, et sur cet auteur qui avait ce don de me faire lire une recette de cuisine juste pour me marrer.

Oui, car Stéphan a ce talent là. Derrière une proposition culinaire des plus acrobatiques, qui pourrait vous faire fuir de paresse ou de frilosité, lui parvient à capter le lecteur – et potentiellement le marmiton en herbe – grâce à un sens de l’humour et une finesse d’esprit inattendue et décalée.

Au-delà de ravir ma curiosité de groupie naissante, le voir présenter avec le reste de l’équipe leurs dernières publications me donna l’envie d’en savoir plus. Qui se cache derrière cet homme discret, malicieux et rieur ? Quelle est l’histoire de ce journaliste culinaire aux petites lunettes rondes ?

Un déjeuner n’aura pas suffit pour cerner le parcours de cet homme qui préfère aujourd’hui raconter les autres que se raconter lui-même.

Car ce n’est pas une vie qu’il s’agit d’appréhender, mais les aventures d’un véritable phénix, qui se réinvente au fil des ans et des passions !

Voyez un peu.

La cuisine ? Oh oui, il connaît… À 17 ans il quitte la voie dite générale pour s’engouffrer sans passion aucune dans l’antre des cuisines. Zéro affinités avec le système scolaire, un peu de croyance dans l’action, il se retrouve très vite dans les meilleures brigades. À l’entendre, il était simplement au bon endroit au bon moment… avec, il l’admet, ce qu’il faut de jugeote et d’envie pour percer, à une époque où pourtant le chemin des cuisines était l’extrême opposé de la gloire d’un masterchef. Plutôt l’univers du goulag, avec sa hiérarchie, ses lois, sa dureté extrême. Stéphan tiendra.

Bien qu’il ne parle pas d’une vocation originelle pour la cuisine, il y a bien un appétit qui se révèle insatiable chez Stéphan : la curiosité. Énorme, démesurée.

Je ne vois que cette explication, pour comprendre comment un jeune homme de moins de 20 ans se retrouve alors à traverser l’Atlantique pour découvrir comment ça se passe côtés fourneaux au coeur de la grande pomme.

Bien, très bien même. Il va adorer cette exigence américaine, mêlée d’un sentiment de liberté propre à l’american dream. Même s’il y connaît aussi une réelle dureté du travail, et qu’il se retrouve à faire des crêpes à Long Island.

Qu’est-ce que c’est, ce moteur si puissant qui l’anime, si ce n’est la curiosité, pour qu’il parte ensuite pour Pékin en 1984, où il va exercer ses talents de chef pour l’ouverture du nouveau Maxim’s ?

On pourrait penser à une faim de prestige, d’ambitions… Que nenni. Quand Stéphan vous narre ces années-là, il évoque à peine son expérience professionnelle. Ses yeux s’agrandissent, son visage s’éclaire : « C’était la tectonique des plaques en direct ! »

La prise de conscience, immédiate, qu’il a d’être au coeur de l’Histoire. Si fierté il y a chez lui, c’est celle-ci.

En grattant un peu, j’apprends que c’est là aussi qu’il a été sensibilisé au « manger local », à un sourcing de produits économes et sains. Pas tant par convictions, du moins au début, que par nécessité : à Pékin dans ces années là, pour se fournir il n’y avait pas 36 solutions. Dans cette Chine en plein basculement post-maoïste, les paysans n’utilisaient pas de produits chimiques ! Des rencontres qui vont nourrir son parcours, et orienter petit à petit le Stéphan engagé et journaliste d’aujourd’hui.

Petite pépite au coeur des archives… Stéphan doit avoir environ 23 ans sur cette photo 🙂

Curiosité aussi de faire autre chose, quand il rentre au pays : que faire, qu’il n’a pas déjà fait en cuisine ? À part ouvrir son propre restaurant, il ne voit pas bien. Mais à à peine 24 ans, ce n’est pas dans ses projets. Alors il se lance dans un autre défi, celui de l’industrie agroalimentaire.

Avec un challenge : accompagner les industriels dans leurs préparations. Imaginer, décortiquer, rêver et adapter ses recettes, son savoir-faire, pour permettre de faire le lien entre la « grande cuisine »… et le reste.

Pour progresser et se donner les outils nécessaires, lui, l’ancien ado en échec scolaire, s’inscrit au diplôme d’ingénieur agro-alimentaire au CNAM. 

Et devient à son tour enseignant, au sein d’AgroParistech et de l’école Ferrandi.

Depuis 20 ans, Stéphan forme et initie de futurs ingénieurs aux subtilités de la transformation des aliments (une discipline communément appelée « sciences de l’alimentation ») : « C’est quand même plus simple pour eux de comprendre les enjeux et difficultés qu’ils rencontreront sur le terrain, s’ils étudient au préalable les différents états de la cristallisation du sucre ! »

Tout à fait Stéphan, indispensable.

Il a aujourd’hui quitté le salariat, continue d’enseigner, et a développé son travail en tant que journaliste « culinaire ». Les guillemets s’imposent, oui. Car de la cuisine, qu’il raconte toujours avec brio, il part sur des récits humains, des quêtes personnelles emplies d’humanisme, ou des dossiers pédagogiques, pour adopter les bons gestes écolo en cuisine…

Derrière une gentillesse palpable au premier abord, Stéphan est un technicien hors-pair qui ne se la ramène pas. Cette humilité, je la retrouve au moment où nous parlons vin : il se veut un amateur comme un autre, juste un plus curieux que la moyenne, peut-être.

Que l’on ne s’y méprenne pas : Stéphan est un érudit, qui a tout compris.

On a toujours à apprendre, à découvrir. Dans le vin comme en cuisine, dans l’humain aussi.

Et le voilà qui repart sous la pluie, son violoncelle dans le dos, vers ses autres passions.

Merci ô jolie intuition.


Nota Bene : Suite à cette rencontre, Stéphan m’a offert un petit texte, publié aux éditions de l’Epure « Pékin 1984 – Cuisine, marxisme et autres fantaisies » qu’il a écrit près de 30 ans après son incroyable aventure chinoise. Un concentré d’humour, d’observations historiques et sociologiques, de recettes comme il sait si bien les raconter, d’anecdotes personnelles et parfois intimes. Un petit bijou OLNI (oui Stéphan, moi aussi je fais des jeux de mot : Objet Littéraire Non Identifié), que je recommande vivement (#cadeaudeNoël).


ET AUSSI…

  • Son site Internet, pour tout savoir sur les propriétés amphotères de l’eau, ou découvrir une recette qui n’en est pas une à propos de la tomate.
  • Les revues hédonistes 12°5 et 180° (allez, lâchez-vous et abonnez-vous !)