Allez savoir pourquoi, des fois, on projette un visage, une silhouette sur un nom.
Je ne dois définitivement pas être l’enfant de mon époque, car à l’inverse de la plupart de mes amis je n’ai pas ce réflexe de « googleliser » mes sujets avant de les rencontrer.
Du coup, parfois, mon imagination fait le travail.
Alors, quand j’ai découvert ce quinqua à la barbe de 3 jours, au regard doux et au sourire immédiat, il m’a fallu poser la question : « Jean ? ».
Oui, j’avais bien face à moi Jean Gonon, encore au téléphone mais déjà accueillant, qui m’ouvrait la porte de son domaine, pour que je l’attende au chaud avant de sauter dans son pick-up et partir à l’assaut des coteaux de Saint-Joseph.
Il ne ressemblait pas du tout au vieux monsieur ridé, un peu tassé et la panse bien détendue que ma cervelle ignare avait dessiné.
Je l’ai suivi quand même.
Il nous fallait faire vite, il ne nous restait qu’une petite heure pour profiter de la lumière, en cette journée incroyable de novembre.
L’heure parfaite pour savourer les couleurs de l’automne sur le vignoble rhodanien…
Avec Pierre, son frère cadet, Jean a repris le domaine depuis 1986. Lui qui n’avait initialement pas prévu de revenir vivre ici se révèle pourtant un guide d’exception : histoire de l’appellation, anecdotes sur les figures mythiques de la région, réalités du travail viticole sur ces coteaux abruptes, choix techniques et esthétiques dans la conduite de la vigne…
Très tôt, les deux frangins font des choix très radicaux : ils convertissent toutes leurs parcelles en biologique. Quand l’on sait qu’ici la viticulture a survécu et s’est développée dans les années 1970 grâce aux produits chimiques (rien n’est mécanisable du fait des pentes), on devine que c’était loin d’aller de soi au tout début des années 1990, quand les subventions et aides de l’Etat allaient bien davantage dans le sens des vignerons dits « conventionnels ».
Un choix naturel pourtant, à l’entendre, évident même :
Avec Pierre on commençait à envisager d’embaucher un salarié : on ne vivait pas bien le fait d’imaginer qu’après 25 ans de travail pour nous un mec vienne nous voir pour nous montrer son bilan de santé…
Alors oui, on est repassé à la bonne vieille pioche chez les Gonon, au labour manuel, et… au palissage en arche. Hyper fastoche de deviner les vignes qui leur appartiennent ! Pas d’analyses ou d’années de tests… non, un choix logique selon Jean, et esthétique :
La vigne est une liane, et la syrah comme la marsanne ont besoin de pousser. Alors oui, il nous faut la maîtriser un minimum pour récolter du raisin, mais pour nous tout l’enjeu est de la rogner le moins possible, et, tout comme pour le vin en cave ensuite, de la tripatouiller le moins possible.
Résultat ? Un paysage bucolique, mais qui se traduit par 2 mois 1/2 de labeur à la fin du printemps, réalisé par une bonne vingtaine de salariés saisonniers… pour 10 hectares.
Il faut souffrir pour être belle, comme dirait l’autre… Pour être bon aussi, semble-t-il.
Je ne sais trop comment – Cette journée magnifique ? Ce paysage si majestueux ? Ces sourires spontanés échangés ? – mais, en quelques minutes, nous voilà tous deux en toute confiance.
Des paroles, oui, mais aussi de beaux silences, pour savourer l’instant.
Après cette promenade revivifiante, nous rentrons au domaine, et nous attelons à cet exercice si périlleux de la dégustation.
C’est déjà en soi tout un art impliquant de nombreux sens et une palette de connaissances.
Mais en reportage, en hiver qui plus est, c’est de la haute-voltige. Engoncée dans mon manteau, l’appareil photo prêt à dégainer sur une épaule, mon sac à main sur l’autre, mon carnet de notes dans une main et le splendide – mais ô combien fragile ! – verre Zalto dans l’autre, je vous laisse imaginer mon aisance.
Mais c’est aussi la marque des grands vins : me faire dépasser cet inconfort aussi passager que sportif. Ici, Jean me met carrément à l’épreuve : je dégusterai plus de 10 vins, dans le désordre le plus total. Blanc puis rouge, rouge puis blanc, 2016 puis 2015, 2010 puis de nouveau 2015, puis 1995 (damned !), avant de terminer avec une série de 2017 directement à la pipette, depuis les fûts. Là, j’appelle à l’aide : besoin d’un soutien pour comprendre et analyser ces vins qui étaient de simples jus il y a encore quelques semaines.
Dans mon palais, après la puissante délicatesse des vieux millésimes, ces quelques gouttes sont une véritable cacophonie : du tanin, des arômes primaires marqués… En fait, le plaisir de l’exercice est de réaliser à quel point les vins précédents, même les 2016 (pourtant encore bien trop jeunes pour être savourés comme il se doit), avaient en commun une homogénéité, une harmonie.
Ce blanc de 1995 me laisse d’ailleurs complètement rêveuse. Toujours très modeste, Jean s’inquiète qu’il ne manque un peu de corps. Loin s’en faut : la structure est là. Un léger gras enrobe ma bouche sur la finale, mais c’est là une suavité toute en élégance, dynamisée par une minéralité, une fraîcheur… un paysage du Grand Nord me vient à l’esprit.
La beauté et la sobriété d’un lac scandinave, immaculé et empli de mystères.
Merci Jean.
Tu viens de me rappeler l’importance du temps. Une douce et puissante façon d’accepter les risques de l’attente.
Un peu de sagesse, beaucoup d’humilité… pour toujours plus de gourmandise.
Avant que l’AOC ne soit reconnue, ici tout était vendu sous le nom des différents lieu-dits : Saint-Joseph mais aussi « le vin des Mauves », ou « les Oliviers », cette zone par laquelle Jean débute notre promenade. Et, historiquement, les vins du lieu-dit St-Joseph étaient toujours vendus plus chers : ce sont eux qui, très vite, ont eu la meilleure réputation.
Alors, quand l’appellation fut officiellement constituée, en 1956, elle se composa des 6 villages principaux autour de la colline de Saint-Joseph, tous en coteaux escarpés.
Ce n’est qu’en 1969 que furent ajoutés 20 autres villages, notamment sous certaines pressions locales. Aujourd’hui, on parle couramment du Nord ou du Sud de l’appellation Saint-Joseph : le Nord réunit aujourd’hui de nombreuses « jeunes pousses » (c’est encore là que des néo-vignerons ont le moins de difficultés à s’installer, financièrement parlant), le Sud les domaines historiques, dont les grosses maisons de négoce comme Chapoutier, Jaboulet, Delas, Guigal, qui ont joué un rôle non négligeable dans la réputation des vins de Saint-Joseph.