Je suis fatiguée quand j’arrive au village de Vacquiers.
Il n’est que 10h30 mais il fait déjà 35°C en ce dernier lundi de juillet. Cela fait une semaine que je suis sur les routes, à rencontrer des vignerons aux personnalités si différentes, à la passion si contagieuse.
En me garant devant le Château Plaisance, je soupire de cette chaleur écrasante qui va encore s’intensifier, et espère avoir l’énergie de donner toute mon attention à cette toute dernière visite.
Avec Marc Penavayre, propriétaire des lieux, la boucle sera bouclée : souvenez-vous, c’est avec lui et Dominique Andiran que le projet s’était initié.
Marc a la carrure d’un rugbyman, et les traits malicieux.
Il m’ouvre la porte avec un grand sourire et, sans plus de cérémonie, on monte illico dans sa voiture pour aller voir ses vignes.
« Tu vas voir la plus belle parcelle de la région ! » rugit-il.
Son ton est presque ironique, je m’interroge sur notre destination. On ne va pas très loin, on monte en réalité juste en haut du village, et on se gare au pied du clocher.
Marc regarde mes pieds (je suis en tongs trèèèèès confortables) : « Euh… tu es à l’aise avec ça ? »
« Oui, oui, t’inquiète, je passe partout avec ».
(La simple évocation d’une chaussure fermée me donne une suée sous cette canicule)
Et nous voilà à nous faufiler entre les buissons, pour dévaler une petite pente et nous retrouver sur le haut d’un coteau, sur ce qui ressemble aujourd’hui… à un champs.
Marc rayonne :
« Tu es sur une parcelle où je rêve de planter de la vigne depuis toujours ! »
Nous sommes à 3 jours de la transformation de ce doux rêve en réalité : la propriétaire se sépare de cette terre, et a accepté de lui vendre. Marc signe jeudi soir.
J’ouvre les yeux, et commence à comprendre : nous sommes en altitude, à 240 mètres très exactement, avec un panorama dingue sur la région. D’ici, par temps clair, on voit les Pyrénées, mais aussi la forêt de Grésigne et le plateau de Salette sur lequel j’étais il y a 24h en compagnie de Bernard Plageoles. Et puis, ces 2,5 hectares en dôme, ils représentent la quintessence des terroirs de l’AOC Fronton : il suffit de se baisser pour apercevoir entre les épis de blé des galets roulés. Bien que nous soyons en hauteur, le sol est ici composé d’anciens alluvions du Tarn, qui coule aujourd’hui beaucoup plus bas. Un terroir témoin de l’histoire du lieu, et une place de choix pour planter de la vigne…
Marc est né dans une famille d’agriculteurs, en 1963.
Depuis plusieurs générations, ici, on fait de la polyculture : ail violet de Cadours, pêche, abricot, pomme, poire d’été… et un peu de vigne.
Ça ne chômait pas, chez les Penavayre…
La diversification c’est bien, mais au fil de l’industrialisation de la région et de la course au calibrage des fruits, ce type d’exploitation familiale est devenu de plus en plus difficile à gérer. Marc saisit sa chance de faire des études, et part pour la Loire : il travaille pendant quelques années pour l’INRA à Saumur, en tant qu’ingénieur agronome. Mais il prévient sa femme :
Tu sais qu’au fond de moi, ce que je veux faire, c’est paysan ?
Anne l’entend, mais elle imagine qu’il s’agit d’un avenir plutôt lointain. En réalité, à peine deux ans après leur mariage, l’opportunité de revenir au pays se dessine, et les choses s’accélèrent : le 1er janvier 1991, Marc rejoint son père Louis et sa mère Simone sur le domaine. Ils créent un GAEC ensemble, et ont alors 16 hectares de vignes et quelques pêchers, dont Marc va devoir se séparer à contrecoeur, les deux activités devenant très vite non cumulables.
Il a 28 ans.
En avril, un gel historique s’abat sur l’ensemble du vignoble français. À 6 mois des vendanges, Marc sait qu’il n’aura RIEN à récolter pour cette année d’installation. Le coup est dur.
Mais la saison est belle : Thibaut, le premier enfant d’Anne et Marc, naît le 30 avril.
C’était le plus beau des cadeaux, après ce coup de massue.
Les années passent, et Marc s’épanouit dans ce métier de la terre. De Saumur, en plus d’amitiés indéfectibles, il a ramené des cépages ligériens : il me montre ainsi – non sans fierté – sa parcelle de Chenin (qui a droit à son petit nom en occitan : « Cruchinet » #tropmimi) et ses pieds de Cabernet franc, qui se plaisent bien dans cette zone fraîche de l’appellation.
Mais la véritable passion de Marc, ce sont les cépages locaux et oubliés. Sa reine à lui, c’est la Négrette.
Ce cépage noir a, comme beaucoup de ses vénérables confrères, été mis de côté par réputation de vins de mauvaise qualité. Difficile à croire et à comprendre quand vient le moment de la dégustation… Car tous ses vins, du rosé au rouge, sont élaborés autour de cette variété de raisin.
Qu’il s’agisse d’un 100 % Négrette ou d’un assemblage avec un peu de Syrah ou de Cabernet franc, ou encore d’un chouilla de Gamay, je suis sidérée de la diversité des expressions de ces jus. Tous témoignent d’une souplesse, d’une fraîcheur et d’une « buvabilité » que l’on rencontre rarement dans ces régions du Sud de la France.
Les différentes cuvées, dont les noms mettent à l’honneur l’Occitan ou le Breton (le clin d’oeil à madame), reflètent chacune à leur manière une facette de ce cépage.
Par ailleurs, Marc est aujourd’hui parvenu à cultiver 26 hectares, sur des zones bien différentes de l’appellation Fronton, ce qui lui permet de chercher l’expression de chaque parcelle en vinifiant tout séparément. Argiles sidérolithiques (riches en fer) ou limoneuses, parcelles plus riches en calcaire, proximité d’un bois, exposition aux vents : Marc connaît intimement ses terres, qu’il travaille avec amour (et en biodynamie, au passage).
À découvrir ses vins, et notamment son rosé (« Très important pour moi dans l’édifice. »), issu d’un assemblage Négrette / Syrah / Gamay en pressurage direct, à la robe rouge clair, aux arômes de petits fruits rouges, et dont la bouche parvient à allier fraîcheur et vinosité, on se dit qu’on a là des vins de gastronomie, des « grands vins » que l’on rêve de faire déguster à ses proches. Sa gamme est par ailleurs extrêmement complète, puisqu’il a aussi quelques micro cuvées de blanc (le Cruchinet !!), des rouges aux profils variés, du vin « de soif » à la cuvée vieillie deux ans en barriques, mais aussi quelques liquoreux d’une finesse incroyable « Mes liquoreux, c’est comme un cercueil à deux places » rit-il pendant que je suis en pleine extase gustative avec le « Lakaat-e-barzh » (100 % Muscat de Hambourg, à 9,2° et 40g de sucres résiduels) : des notes végétales, de la minéralité, une pointe de silex, de la salinité et du fruit… C’est aérien et subtil… c’est grandiose.
Au fil des trop courtes heures ensemble, il prend le temps de me présenter « son petit homme » : Thibaut a 27 ans aujourd’hui, mesure plus de 2 mètres, et après ses études d’ingénieur à Purpan, il a très vite décidé que la vigne serait aussi son métier. Si aujourd’hui il a d’abord l’envie de se former à l’étranger (après quelques mois en Nouvelle-Zélande, il repart bientôt pour une saison en Italie), il avait décidé de faire son alternance au domaine :
On a appris à se connaître. Tu connais ton fils, mais tu ne le connais pas au travail.
Je ne peux pas faire un article sur Marc sans parler un peu famille. Tout au long de notre rencontre, il revient très fréquemment à sa femme, ses enfants, ses parents ou encore sa grand-mère, auprès de qui il apprenait à tresser les gousses d’ail.
Que son fils choisisse de travailler dans le vin, et de le rejoindre bientôt, c’est un grand bonheur auquel il n’osait pas trop croire, pour éviter de lui mettre une quelconque pression.
Cette question de la transmission, il est conscient qu’elle est centrale.
« J’ai eu la chance d’avoir un vieux intelligent », dira-t-il ainsi à propos de Louis, son père, qui a su lui laisser la place à son arrivée en 1991. Et, même s’il n’est pas encore temps de quitter le domaine pour lui, il est conscient que la transition se prépare, à l’instar de son grand ami dont il admire justement cette façon de s’effacer pour ses fils, Bernard Plageoles. On n’abandonne pas du jour au lendemain une telle passion et l’oeuvre d’une vie. Mais on peut en assurer la passation :
D’indispensable je ne veux devenir que utile.
Hors de question que je reprenne la route le ventre vide et, même si on est lundi et au coeur de l’été, Marc se démène pour m’emmener déjeuner dans un restaurant de la région.
Et tandis que nous dégustons au frais notre salade pastèque-féta-menthe, je réalise que je ne serai jamais dans les temps pour rendre ma voiture de location à Toulouse. Mais ces moments de partage n‘ont pas de prix.
Discrètement, je me connecte pour payer d’emblée le supplément que me vaudront ces 2h de rab que je suis en train de savourer.
L’occasion de parler montagne, l’autre passion de Marc : ce weekend, il emmène Thibaut et Maëlle, sa fille, en randonnée.
C’est tellement rare maintenant d’être réunis…
Quand vient le moment du dessert que, tel un vieux couple, nous décidons de partager, Marc se penche et me regarde, droit dans les yeux : « Il n’y a rien de plus beau dans la vie que d’avoir des enfants. »
Je reprend le volant le coeur léger, je sais que ce ne sont pas des adieux.
J’ai déjà en tête deux rendez-vous avec Marc : l’un à Berlin en novembre… l’autre en janvier, à Paris ou ailleurs : coïncidence des rencontres ? Nous venons de réaliser que nous sommes nés le même jour, à – quelques – années près.
On ne se débarrasse pas comme ça de la « Petite Soubiran » !
C’est la fin de cette semaine d’exploration d’une partie du Sud-Ouest viticole.
J’avais choisi de venir en TGV depuis Paris. J’avais, fort heureusement, décidé de rentrer plus en lenteur, avec le train Intercité qui relie Toulouse à Paris en 6h30.
Mon intuition était bonne : le trajet est passé bien trop vite, il me faudra beaucoup, beaucoup plus de temps pour réaliser, prendre conscience de toutes ces rencontres, et essayer de sortir tout doucement de cet état de fébrilité et de béatitude dans lequel me plongent ces hommes et ces femmes.