[REPORTAGE+DÉGUSTATION]
Attention, je vous préviens : il s’agit encore d’une découverte incroyable… le champagne Jacquesson.
Un rendez-vous que j’ai obtenu grâce à Romuald (vous savez, cet amoureux du vin et de ceux qui le font bien, dont j’ai dressé le portrait ici).
Je me suis donc retrouvée au beau milieu d’un gang de sommeliers italiens et australiens, pour une visite et une dégustation orchestrée en anglais, par Jean-Hervé, l’un des deux frangins Chiquet.
Pour faire court, la famille Jacquesson, c’est de l’histoire ancienne : une famille qui s’est lancée en 1798 dans le champagne, au cœur du petit village de Dizy. C’était plutôt de bons commerciaux, de très bons techniciens aussi, puisque c’est à eux que l’on doit l’invention du muselet. Mais de très mauvais gestionnaires, et très vite, une affaire qui périclite… La marque Jacquesson est reprise une première fois, et délocalisée à Reims.
Monsieur Chiquet sera la 3ème famille à racheter le domaine dans les années 1970. Mais c’est véritablement ses fils, Laurent et Jean-Hervé, qui donneront une réelle impulsion au champagne Jacquesson.
Quand Jean-Hervé parle de l’histoire du domaine, il insiste sur deux choses : le retour de l’exploitation dans ses terres initiales de Dizy, petit village de la Montagne de Reims classé Grand Cru, et la volonté commune des deux frangins de révolutionner transformer la personnalité du champagne élaboré jusque-là. Quitte à emmerder le padre pendant des années et des années, jusqu’à ce qu’il abandonne… en 1988.
Cette année-là, Laurent et Jean-Hervé ont le champ libre et peuvent enfin donner libre court à leur inspiration.
Et leur première décision, ce sera de… diminuer la production.
À contre-courant de toute logique vigneronne, les frères Chiquet ont fait ce choix audacieux de diminuer de 40 % leur production en près de 20 ans.
Résultat, ils sont passés de 400 000 bouteilles à 250 000 par an. Ils ont préféré revendre des hectares de vigne dont ils n’étaient pas satisfaits, pour se concentrer sur les plus qualitatifs. Aujourd’hui, ils possèdent 28 hectares en propre, et achètent pour compléter du raisin auprès de 8 hectares, tous voisins de leur exploitation.
Après cette brève introduction, Jean-Hervé nous emmène dans les premières parcelles, au pied du centre de pressurage et de la cuverie, et nous explique que la visite se déroulera en 3 temps : on va parler viticulture, puis pressurage et enfin on ira en salle de dégustation.
En gros, il y a deux choses qu’il faut comprendre pour aborder le « goût Jacquesson » : la qualité du raisin, et la qualité des jus. Le reste, ça suit naturellement. Et pas besoin de nous emmener en cave : « Vous n’avez pas besoin de Jacquesson pour voir des centaines de bouteilles allongées ».
Certes. Même si ça nous émoustille toujours d’entrer dans l’antre d’une belle maison…
Côté viticulture donc, Jean-Hervé Chiquet aime expliquer comment, avec son frère, ils cherchent à contrecarrer cette tendance en Champagne de toujours vouloir plus, quitte à perdre en qualité. Un seul mot d’ordre donc, limiter le rendement pour produire du raisin de très haute qualité, et ce grâce à toute une série de mesures : des vendanges en vert, du labourage, de l’enherbement, des expérimentations sur la taille…
Comprenez qu’il s’agit toujours de vouloir limiter les traitements, mais de ne pas se leurrer sur la nature de la région, humide et froide, et donc propice aux maladies de la vigne : « On part en vacances dans le Sud, pas l’inverse ! ». CQFD.
Il n’y a donc pas de mystères : à l’heure actuelle, la maison ne travaille pas intégralement en bio, car elle refuse certaines des logiques que cela implique en Champagne, notamment quand il s’agit de parer une attaque de mildiou…
Parer une attaque de mildiou… Et ça a été dit naturellement en plus. J’aime cette énergie intrinsèque à la viticulture… Passive et agressive à la fois : plus qu’un feuilleton, un blockbuster !
La visite se poursuit devant les pressoirs qui font la fierté des deux frères, qui tiennent à tout presser eux-mêmes* (d’où l’achat de raisins pour compléter leur production, et pas de jus) pour un contrôle optimal des jus, dont ils se targuent de ne garder que le meilleur, la cuvée.
Enfin, vient le grand moment de la dégustation. Jean-Hervé continue de parler, tandis qu’il prépare la première bouteille.
Il explique que le « style Jacquesson », aujourd’hui bien connu de la sphère des amateurs, ne s’est pas dessiné en un jour. Il a fallu du temps aux deux frères pour comprendre ce qu’ils avaient vraiment envie de faire.
Le véritable déclic a eu lieu il y a quelques années, après avoir réalisé le traditionnel assemblage, c’est-à-dire le mélange de plusieurs vins, ceux de l’année et des plus anciens – la fameuse réserve – afin de reconstituer un goût identique, année après année. Les vins servant au mélange étaient délicieux, les deux compères étaient vraiment ravis de leur travail.
Et puis, quelques semaines plus tard – le temps que le cerveau enregistre le choc ? – la prise de conscience : en cherchant à retrouver un goût identique au travail des années antérieures, comme cela est la tradition en Champagne, ils venaient de diminuer la qualité du vin final.
D’où, depuis, cette réflexion : « We don’t care about the past ».
Conclusion : si aujourd’hui on continue de faire un assemblage chez Jacquesson, ce n’est pas pour reproduire ce qui a déjà été fait. Et si on garde l’usage de vins de réserve, c’est pour leur complexité aromatique et leur apport intrinsèque à la qualité du champagne en cours de création.
Et petit à petit, le développement de cette philosophie, l’affirmation de cette volonté farouche de faire des bons vins, pas les mêmes vins. Et croyez-moi, c’est un peu la révolution en Champagne…
La dégustation qui suit est incroyable. Je goûte ici des vins vivants : dans ma bouche, c’est à la fois l’explosion et le duvet moelleux, la gourmandise et le choc des émotions. Et ça dure, ça dure… Je peine à suivre le rythme de la dégustation, tant chaque cuvée provoque quelque chose de différent, tant chacune d’elle reste en bouche et me donne envie d’attendre, de comprendre cette évolution dans mon palais.
Et en même temps, cette réussite, propre au champagne : la légère effervescence, parfaitement maîtrisée, fait subtilement saliver, et donne envie de reprendre une gorgée…
Des champagnes d’exception, et une visite qui fait plus qu’écho à celles réalisées chez Anselme Selosse et Sophie Larmandier. Normal, on est chez des amis, qui font partie d’un groupement, réunissant 6 producteurs de champagne : Trait d’Union.
Il me reste 3 de ces vignerons à rencontrer. J’ai hâte.
Détails de dégustation :
Pour comprendre le concept de la cuvée 700… et des autres numéros, rien ne vaut un détour sur leur site Internet, particulièrement sexy.
*À noter que monsieur Chiquet insiste sur le choix du pressurage vertical, selon lui pour une meilleure autofiltration des jus, moins de mouvement des raisins, et donc moins de tanins, de matières, etc. Là, ça devient technique, et quand on en parle un peu, en Champagne, j’ai le sentiment que c’est quand même très subjectif cette histoire de pressurage tradi, ou avec le nec plus ultra de la technologie.