Anselme Selosse, ou la culture du vivant… et du mystère

Selosse, c’est une légende vivante.

Quand on débarque en Champagne, on entend très vite ce nom… sans bien comprendre pourquoi au même moment les yeux s’écarquillent et les voix descendent d’un ton, presque religieusement.

J’ai tout entendu sur ce vigneron : un illuminé qui met de la musique dans ses vignes, un drôle d’oiseau qui ne fait rien comme personne, le premier à s’être lancé en biodynamie…

Ce qui est sûr, c’est que Selosse aime cultiver le mystère. Pas de site Internet et pas de visites grand public de ses caves. Quelques apparitions dans les médias, mais qui, finalement, ne donnent que peu à voir ce que pratique vraiment le bonhomme.

Alors, j’ai pris mon courage à deux mains, et j’ai toqué à la porte de ce sorcier de la vigne, pour essayer d’en savoir plus, et me faire ma propre impression…

 

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L’entrée de la caverne de Merlin l’enchanteur… Version star du Champagne.

Je suis arrivée en me disant : « Résiste ma fille, ce gars, il maîtrise sa com’, ne te laisse pas embobiner par ses belles formules. »

Ouais ben, j’ai échoué.

Et pourtant, j’étais partie avec un esprit bien critique… Mais reprenons.

Anselme Selosse a débarqué le jean terreux, le polo graisseux et les mains quasi noires de terre, s’excusant de son quart d’heure de retard par la météo particulièrement capricieuse cette année, et les innombrables interventions que cela génère.

Puis, il explique au petit groupe dans lequel je me suis incrustée (il n’accepte en visite que des hôtes de son hôtel, Les Avisés – où la première chambre est à 250€ – et quelques exceptions… #blogpower) qu’il n’y aura pas de possibilité d’achat à la fin de la visite, que tout est commandé des mois et des mois à l’avance.

Puis, il commence sa visite. Et je crois que c’est à partir de là que j’ai peu à peu perdu pied…

Anselme Selosse ne fait pas une visite de ses caves, il déclame de la poésie.

 

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Les lies issues des vinifications 2007 et 2008 ont été pulvérisées sur les murs du chai, dont la construction date de 2015… Un travail titanesque pour une approche très expérimentale, en totale cohérence avec la philosophie de sieur Selosse.

Avec ses mots bien à lui, il parvient à montrer en quoi son champagne est différent de tout autre champagne traditionnel : contrairement à la coutume de réaliser systématiquement un « brut sans année », supposé reflété le style d’un vigneron ou d’une maison, lui ne cherche jamais à retrouver le même goût. Quitte à dérouter sa clientèle. S’il fait bien un assemblage, c’est pour regrouper les vins par style, « pas pour faire une moyenne ».

Ce qui l’intéresse, c’est le terroir : « Mes champagne doivent porter le caractère de là où ils sont nés, ils doivent donner l’imaginaire d’un lieu ».

Et là, il va même jusqu’à citer le maréchal : « La terre ne ment pas ».

Avec cette logique, que le vigneron est là pour accompagner sa vigne et non pour « corriger » quoique ce soit. Et, si les conditions météo sont difficiles, et que la vigne est malade, il faut se demander « Qu’est-ce que l’on a mal fait ? ».

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Anselme Selosse va jusqu’à brûler un bout de son paquet de cigarette, pour illustrer ce que représente le vieillissement  : ce qu’il reste, à la fin, c’est les minéraux… Au vinificateur de permettre cela.

Bon c’est bien joli-joli tout ça, mais comment ça se traduit, concrètement, sur le terrain ?

Et c’est là où ma carrière d’investigatrice de terrain est étouffée avant même d’avoir vraiment commencé : Anselme Selosse me sourit, me regarde quand je cherche à en savoir plus… puis me largue en à peu près 1 millième de seconde.

Fini la poésie, on entre dans le dur, dans le technique, en mode microbiologie des sols, et œnologie puissance 45.

Quand il voit que c’est bon, je ne peux plus l’enquiquiner, que j’ai pigé que ce n’était pas qu’un beau parleur mais avant tout (?) un homme du sol, qui aime et connait son boulot, il repart, en vrai ménestrel du vin. Il fonctionne par images, par analogies :

« Je ne fais pas le vin. C’est comme si le gyneco, après un accouchement, une fois le bébé dans les bras, annonce « c’est moi qui l’ai fait ! ». Non, je ne suis pas gyneco-obstétricien, et je ne suis pas chirurgien esthétique non plus ».

Donc si le bébé a les oreilles décollées, eh bien, tant pis. Et tant mieux. Il aura ainsi peut-être une chance d’être remarqué, d’être plus fort par sa différence.

Quand je vous dis que le vin c’est de la philo.

FullSizeRenderBio, pas bio, Selosse ? Je n’aurai pas ma réponse.

Il affirme avoir pris ses distances avec la biodynamie, trop interventionniste. En fait, et comme presque tout, finalement, chez le personnage, les réponses sont à lire entre les lignes :

« Je déteste le binaire, j’adore le « ça dépend ». Le Inch’Allah ». S’inscrire dans une appellation, mais y créer son propre espace de liberté…

Et si c’était ça, Selosse ? Un autodidacte, un trublion qui fait les choses dans son coin mais qui sait pertinemment les défendre. Et qui n’hésite pas à se comparer à un butler de la vigne :

« Moi ce que j’aime au restaurant, ce n’est pas le serveur insupportable qui ne nous laisse aucune intimité, lourdingue à force d’être trop présent. Un service impeccable, c’est quand la corbeille de pain est de nouveau remplie sans même que l’on s’en rende compte. »

Après toutes ces belles paroles, je ne demandais qu’une chose, que ses champagnes me prouvent d’eux-mêmes le bien-fondé de toute cette jolie philosophie.

Et… si j’avais encore un peu de résistance, j’ai totalement baissé les armes à ma première gorgée*.

Et pourtant, j’étais en plein exercice de traduction pour ma voisine australienne au moment où, distraite, je portais mon verre à mes lèvres. J’ai été obligée d’arrêter de parler.

L’émotion était trop grande. Si je devais essayer de décrire, quelques semaines plus tard ce que j’ai ressenti dans les secondes qui ont suivi, ce serait la sensation de quelque chose de vivant, qui interrompt le fil de ma pensée, qui s’impose et qui existe, seul.

C’était beau, bon, déroutant.

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Le premier champagne dégusté, et l’une de mes plus belles émotions de dégustation.

Une dernière citation, pour conclure ?

« Pour moi, le plus important, dans la vie comme dans la vigne, c’est la 1ère ligne du serment d’Hyppocrate : Premièrement, ne pas nuire.« **

Voilà, Anselme Selosse, c’est l’homme qui m’aura permis une vraie émotion de dégustation, c’est un champagne que je rêverais de pouvoir de nouveau déguster, mieux !, partager avec mes proches.

Monsieur Selosse, je n’en démords pas : vous êtes un dieu de la communication.

 

 

 


*Nous avons au préalable dégusté 3 vins clairs issus de la vendange 2015, puis 7 champagnes. Avec une vraie volonté de pédagogie de la part d’Anselme Selosse, en réelle cohérence sur son discours sur le terroir : les vins qu’il nous offre sont tous issus de parcelles très différentes, et il cherche à nous faire sentir la différence, pour un même cépage et une même année, l’identité du terroir, quand on influence le moins possible le sol. Même exercice dans les champagnes qui suivent, où l’on a d’abord des champagnes issus des exactes mêmes parcelles. Voir plus bas pour le détail de dégustation.

**Bon, après petite vérification, ce n’est pas la première ligne, et c’est traduit légèrement différemment, mais l’idée est bien là : « je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice »


Pour ceux qui ont envie d’en voir plus sur le personnage, voici un très beau documentaire, qui présente aussi la maison Taittinger : lien documentaire.

Egalement un beau dossier sur la « saga Selosse », dans le N°40 de Terre de vins.


Notes de dégustations :

Dégustation de vins clairs :

  1. Pied de coteaux : -15% de pente, parcelle sur Oger, face sud. « On a affaire à des bébés. Les premières gouttes de 2015 sortiront en 2022. L’élevage sert à user ce côté chardonnay… Pour moi on est déjà sur du champagne. Ce qui est différent d’avec du Chablis, c’est la touche salée« .
  2. Face sud. Coteaux pentus, moins d’argile : « ça donne soif, vous avez le sentiment que vous n’avez pas bu« .
  3. Face Est, dont les plus vieilles vignes : 1922, 1929 !

Champagnes :

« Allez, on va goûter des bulles » : Cuvée Initial (assemblage de vins issus des vendanges 2007, 2008, 2009)… « Un oreiller en bouche« . Émotion… Puis Cuvée V.O., même vin que le précédent, mais 7 ans plus âgé. Nous dégustons également une cuvée 1999, dégorgé 3 jours plus tôt, et qu’Anselme juge un peu « bavard »… Chacun des champagnes dégustés est extrêmement peu dosé, avec une précision incroyable : 1,3 g/L, 0,66g/L… Jusqu’au 1/2 sec qu’il nous fait déguster sur la fin, et qui n’y paraît pas ! Anselme nous sort également un champagne à 14,20° d’alcool, et pour lequel il a eu une dérogation (un champagne doit être compris entre 12 et 13° légalement parlant).