« J’peux pas, j’ai karaté ».
Jean-Christophe nous a prévenus, il nous rejoindra mais en 2ème partie de soirée.
Quand on arrive au Goupil, le bar à vin et à manger tendance de Ribeauvillé, Valérie claque une bise à tout le monde. En terrasse, une cousine éloignée, chez qui elle a habité à une époque. Dans la salle, un ancien stagiaire, et puis un autre, derrière le comptoir cette fois. Et puis le patron, Roland, un ami qui connaît l’Alsace comme sa poche, et qui a à coeur de défendre la complexité et la richesse des terroirs alsaciens.
Une page de sa carte est dédiée aux 51 Grands Crus. Le reste présente des vignerons de tous les villages, et des vins sous toutes les formes : du blanc sec à la Sélection de Grain Noble sans oublier le Pinot noir ou le Crémant. Voilà pour l’Alsace. Car cet amoureux de vins de vignerons paysans ne s’arrête pas là, et propose une sélection grandiose pour le reste de la France. Elian Da Ros, Lise & Bertrand Jousset, Stéphane Tissot, Jean David…
De quoi se sentir en confiance et se dire qu’on est au bon endroit pour commencer notre exploration alsacienne…
J’ai rencontré Valérie et Jean-Christophe plusieurs fois à l’occasion de salons.
À chaque fois, le même vertige face à leur table de dégustation : l’élégance des bouteilles n’atténue en rien leur nombre ni la complexité de leurs noms. Bien qu’ils ne fassent à chaque fois goûter qu’une partie de leur gamme, on sait d’emblée qu’il faut arriver en forme. Et à chaque fois, je peux l’avouer, je n’en retenais qu’une chose : c’est délicieux Bott-Geyl… mais quelles cuvées ai-je bues ?
Il était temps de faire un effort, et d’essayer de comprendre ces vins, les terroirs cachés derrière… et l’histoire d’un domaine.
FOU FURIEUX DE PUZZLE… OU QUAND LE MICROPARCELLAIRE EST APPLIQUÉ PAR UN PURISTE
D’habitude, en Alsace, un domaine a la chance de disposer au sein de ses quelques hectares, d’une petite portion de Grand Cru. Parfois, l’histoire familiale et les occasions aidant, ce sera 2 ou 3 Grands Crus qui figureront sur le fameux petit dépliant de présentation…
Chez les Bott-Geyl, il y en a 6, et ils représentent 40 % de la surface viticole.
Une exception, une rareté.
Pas d’héritage incroyable, mais une passion dévorante pour les terroirs : quand Jean-Christophe revient au pays, après avoir roulé sa bosse dans les vignobles d’Australie, d’Allemagne et d’Afrique du Sud, il ne veut plus repartir. Il s’est nourri de l’ailleurs, il rêve à présent de sublimer cette terre alsacienne. Il rejoint donc ses parents, encore en activité, et apporte tout doucement sa patte. Et surtout, progressivement, il va reconstruire son propre vignoble. Quitte à diminuer en surface pour gagner en qualité. Petit à petit, il se sépare ainsi des parcelles en plaine ou bas de coteau, en monnaie d’échange de pépites plus petites, infernales à travailler… mais tellement intéressantes géologiquement parlant.
UN VIGNERON ET UNE FEMME
Non, Valérie ne taille pas, ne conduit pas le tracteur et ne règle pas le pressoir. Elle ne va pas souvent dans les vignes, elle ne prend pas en charge les vinifications.
Et pourtant…
Quand on arrive à Beblenheim, en ce vendredi soir de la mi-octobre, Valérie est au bureau, en train d’expliquer à son apprentie, Juliette, ce qu’elle attend de son nouveau livret de présentation. Elle doit ensuite encore s’occuper de toutes les déclarations foncières du domaine. Avant que l’on file enfin au Goupil, elle esquisse un clin d’oeil et nous entraîne vers la cave. On se faufile entre les cartons prêts à être expédiés, la machine à étiqueter, les bouteilles sur lattes… et on arrive vers la pièce des foudres et des cuves : Valérie laisse la lumière éteinte, un filet de jour éclaire à peine la silhouette de contenants deux fois plus grands que nous. L’ambiance est spectrale… et magique.
On entend la naissance du vin.
Dans cette semi obscurité, les jus d’à peine un mois, parfois quelques jours, fermentent.
Et ce faisant, ils laissent échapper du gaz carbonique qui créé ici, grâce à un système de tuyauterie placé au sommet de chaque contenant, un glouglou symphonique et mystérieux.
Les yeux de Valérie brillent :
J’adore venir ici… Je trouve ça très apaisant…
Oui, ce « chant du vin » a quelque chose de spirituel, serein.
La mutation est en cours, il faut surveiller et patienter.
OBSTINATION ET DOUTES
Jean-Christophe est finalement homme assez secret. On devine des blessures, des accrocs, à sa façon de balayer d’un revers de la main son histoire. Ce qui peut passer pour de l’autoritarisme n’est peut-être que la résultante d’un combat vers la qualité. Ce qui l’intéresse, ce qu’il défend avec ferveur, c’est ce qu’il a construit, ce qui existe aujourd’hui : sa famille, et ses vins. C’est là que l’homme dévoile toute sa passion, toute sa fierté mêlée de fragilité. Qu’il s’agisse d’interroger son cadet sur son test au code ou de déguster sa dernière cuvée (un crémant vieilli 40 mois sur lattes, issu d’une solera naissante et tout juste dégorgé) il a ce même air sérieux, concentré et dans l’attente d’une réponse.
L’indulgence qu’il accordera au fiston (8 fautes !), il ne l’aura pas pour lui-même. Il va jusqu’à essayer 3 verres différents, pour vérifier les arômes et l’expression de cette nouvelle création. Il goûte, fait goûter, donne son avis, attend celui de l’autre, mi-inquiet mi-sûr de lui.
Et il n’hésite pas à le dire : il a ses chouchous, ceux qui le font vibrer, ceux qui expriment exactement sinon plus ce qu’il est venu chercher dans tel ou tel terroir : car non seulement Jean-Christophe travaille toutes ses cuvées en parcellaire, mais il va parfois, quand il s’agit des Grands Crus, jusqu’à séparer les raisins d’une même parcelle s’il estime que la qualité n’est pas du même niveau. Quitte à se retrouver avec une multitude de micro cuves en fermentation et un vrai puzzle à reconstituer au moment de décider de son assemblage.
Il ne faut surtout pas lui parler de vin nature, il n’est pas un hippie qui fait des vins « barrés »… Pourtant, nature, il l’est, dans la définition la plus authentique du terme : il ne recherche que la pureté, depuis le travail de ses vignes (on les reconnaît illico… la nature y a sa place !) à la rigueur du chai, où tout se fait avec simplicité : les raisins ramassés en cagettes sont versés dans le pressoir à la main, les jus s’écoulent par gravité dans la cave, les fermentations sont longues et uniquement en levures indigènes, sans intrants.
Depuis 2000, le domaine est certifié en bio, et depuis 2002 en biodynamie.
Jean-Christophe refusait d’apposer les logos sur les étiquettes (« ça ne regarde personne la façon dont je travaille ! »), c’est Valérie qui l’y a convaincu.
En prenant le temps, on comprend aussi que c’est à son contact qu’il s’est sensibilisé à ces pratiques culturales. Avec sa voix si douce et ses cheveux blonds, Valérie est une rockeuse. De sa traversée en solo des États-Unis dans les années 1990 (avec pour seul bagage l’annuaire d’une association protestante pour trouver des hébergements!) à son récent déplacement en Corée, où elle a conjugué karaokés endiablés et retraite dans un temple bouddhique, Valérie a ses convictions, et sait, à sa façon, donner aussi de sa personnalité aux vins du domaine. L’air de rien, elle convainc, oriente, influence. Comme dans bien des couples du vignoble, elle est loin de n’être que la « femme de ». Et si Jean-Christophe est parfois obstiné, il sait qu’il a en face de lui un partenaire qui ne lâche rien, qui défend autant que lui ces terroirs (« Je l’aime, l’Alsace ! ») et sait s’ouvrir au monde.
Finalement, c’est la table basse du salon qui résume le mieux l’esprit et la philosophie de ce joyeux duo : à côté de l’ampli de la guitare électrique de Valérie, on trouve un calendrier lunaire, une revue sur les Grandes femmes de l’Histoire… et un ouvrage sur la biodynamie.
Valérie et Jean-Christophe n’ont rien à prouver.
Il suffit de goûter.
N.B. : Depuis la rédaction de cet article… Pierre-Antoine a eu son code 😉