Aujourd’hui, un article peu commun, un double portrait !
J’avais très envie de vous présenter un couple de vignerons rencontrés cet été (merci Lise et Bertrand!), et avec qui j’ai de chouettes projets. À cette occasion j’ai eu envie de changer de forme, et de jouer le jeu de l’interview croisée : à chacun de répondre… pour l’autre.
Un questionnaire de Proust en miroir, à coup de questions attendues ou non, anodines ou pas.
Pour cela, je tenais à les interviewer séparément : avec Émeline, nous nous sommes retrouvées au domaine, et nous sommes installées dans l’herbe, sous le soleil d’octobre. Et j’ai profité de la présence de Sébastien à Paris quelques jours plus tard pour l’interroger à son tour, au comptoir du Freddy’s, un bar à vins et à tapas au cœur du 6ème arrondissement.
Les photos ont quant à elles été réalisées un mois plus tard, au domaine.
Ils ont accepté de jouer le jeu, et n’ont pas parlé entre eux de mes questions… et ne savaient donc pas ce que l’autre avait révélé. L’article qui suit est la réunion de leurs réponses.
Au fil de mes rencontres, je réalise que ce métier de vigneron c’est un de ceux qui recouvrent une multitude de tâches et de réalités, il faut savoir être multi casquettes… À ton avis, quelle casquette lui va le mieux ?
Émeline : C’est difficile de répondre avec une casquette. Ce serait même hyper réducteur…
Mais j’en donnerais trois, sur les multiples qui existent. La première, c’est évidemment celle que j’ai rencontrée en premier, c’est celle de viticulteur. C’est un métier, dans tous ceux qu’il a faits, qui lui colle à la peau.
Et la 2ème casquette alors ?
Pour moi Séb est très bon dégustateur. Il n’a pas trop de connaissances, de « géographie viticole », enfin il en a, mais tu vois par rapport à moi qui ai une bonne connaissance des cépages, des régions, des vins étrangers, du fait de ma formation en sommellerie, Séb il en a peu, mais il est très bon dégustateur.
Il a une sensibilité gustative que je trouve juste.
Et la 3ème ?
Je l’ai déjà perdue… il y en a tellement !
Sébastien : Je trouve qu’elle a une approche sensible aux choses. C’est vraiment ce qu’elle apporte au domaine : Émeline, elle sait être technique, mais ce n’est pas ce qui la caractérise. Elle a un rapport émotionnel aux choses, elle les fait par envie, elle a une vision, une idée. La quête du Graal pour moi, c’est ça : cette recherche intuitive presque. Et c’est l’adage des grands vignerons tu sais ! Se permettre d’aller à contre-courant de l’analyse, de la technique, des œnologues…
Émeline, elle est capable de ça.
Et ce que lui/elle préfère dans son métier, au milieu de toute cette polyvalence ?
Émeline : Ce côté viticulteur dont je parlais. Et je le dis parce que j’ai l’impression de mieux le connaître que lui : pour moi, il n’a pas encore exploré ce qui le fait vraiment vibrer. Il vibre déjà, mais il prend tellement en charge tout l’aspect chef d’entreprise, le volet financier… Il fait en sorte de mener la barque, c’est le capitaine du bateau quoi. Et ça, je ne suis pas sûre que ce soit ce qui le rende le plus heureux.
Cela dit, il le fait très bien, et je crois que malgré tout c’est un moteur dans sa vie. Mais cette partie-là du métier, ça correspond à une partie de sa personnalité. Et ce dont je parlais avant, le côté viticulteur, c’est une partie plus sensible.
Sébastien : C’est une créatrice de l’ombre. Elle n’aime pas être mise en avant, et elle s’éclate à créer. Mais moi je tiens à ce qu’il y ait une certaine équité, et je le dis aux clients quand je présente le dernier millésime : moi j’ai fourni le raisin, elle s’est chargée des vinif’. Mais elle n’aime pas être sous les feux de la rampe.
Plutôt ciné ou restau ?
Émeline : Restau.
Sébastien : Restau. Pour le sûr ! Le cinéma ça l’intéresse, mais forcément elle y va moins depuis qu’elle n’est plus à Paris. C’est vrai que ça nous manque un peu, à tous les deux : et pourtant moi, je ne suis pas du tout issu de ça, c’est elle qui m’a initié. Aujourd’hui, je peux dire que l’art, sous toutes ses formes d’ailleurs, me touche énormément. Je suis assez omnivore : j’adore l’opéra, je me suis découvert un vrai plaisir d’aller voir des spectacles de danse contemporaine. On est allés à l’opéra Garnier l’an dernier, j’ai vu un spectacle qui m’a bouleversé… Il y a beaucoup de connexions avec ce que l’on fait, parce qu’il y a autant de soubresauts : dans un spectacle, il y a toujours des points hauts, des points bas dans le déroulement de l’histoire… Le vin c’est souvent cette même élégance là.
Une musique ?
Émeline : NTM.
Sébastien : la musique ça fait partie de sa vie. Elle m’a fait découvrir à 40 ans l’électro ! Ce que j’adore aujourd’hui. Moi avant je n’écoutais que Brel, Barbara, Regiani… Elle, elle ne peut pas : ça la fait pleurer. Moi je ne trouve pas ça triste, c’est… beaucoup de choses. Mais elle a un spectre assez large : elle aime aussi beaucoup le classique par exemple. Une chose est sûre, ce serait une musique rythmée.
Comment elle s’est faite cette répartition des rôles entre vous au travail ?
Émeline : Assez simplement parce que lorsque l’on a commencé à travailler ensemble, j’avais une expérience des vendanges assez fournie et diverse, notamment parce que plus jeune j’avais fait pas mal de campagnes, et que, quand on s’est rencontrés, j’arrivais d’un tour de France où j’en avais fait à plusieurs endroits.
Au tout départ, lui était en cave et moi dans les vignes, mais je ne dirigeais pas : je coupais, j’aidais à organiser, mais il manquait vraiment quelqu’un pour structurer… Il fallait que ce soit plus cadré. Je lui en ai parlé : « Mais je ne peux pas être et à la cave et dans les vignes, c’est pas possible, je ne peux laisser personne en cave. » / « Peut-être, mais là il faut que tu ailles dans les vignes, tu ne peux pas laisser ça comme ça. » / « D’accord, mais si je suis dans les vignes c’est toi qui vas en cave ».
Alors on a fait ça. Ça a été difficile, il se coupait d’une partie de son métier. Mais pour lui c’était clair : « De toute façon je n’arriverai pas à te laisser la place parce que je sais mieux que toi, j’ai plus d’expériences, de connaissances. Il faut que tu fasses les mêmes erreurs que moi pour acquérir ton expérience ». C’était en 2012.
Sébastien : Très simplement. Avec Émeline, on conçoit l’entreprise comme un lieu d’épanouissement personnel : on est ensemble dans notre grand jardin, mais c’est aussi pour chacun un jardin personnel.
Qu’Émeline se charge de faire le vin c’était le chemin le plus naturel, suite notamment à sa formation en sommellerie, peu axée sur la partie viticulture. Mais c’est très exceptionnel dans le monde dans lequel on vit ! Quand j’ai commencé à le dire à certains vignerons, que j’avais lâché la partie vin, que c’était Émeline qui s’en chargeait, on m’a regardé bizarrement, on m’a demandé « Mais ça ne te manque pas ? ». Oui, ça me manque ! Toucher le vin, c’était mon truc. Mais il fallait que je me retire de ça. Ça m’a beaucoup appris… On s’est appris mutuellement en fait.
Tu vois, j’aime bien utiliser l’image de l’attelage : il n’y en a pas un qui doit tirer l’autre trop fort, sinon on n’avance plus. Émeline elle me le dit parfois « Tu vas trop vite ». Cette question du rythme elle est essentielle.
Émeline, est-ce que les vins ont changé à partir de là ?
Émeline : 2013 a été une année très compliquée à la vigne, donc ce n’est pas vraiment représentatif. Et puis, on peut dire que j’ai été vraiment en autonomie totale à partir de 2014.
Alors oui, il y a des gens qui disent qu’ils ressentent un changement, mais est-ce que c’est parce qu’ils savent que ce n’est plus lui, ou est-ce que c’est un réel ressenti ? Parce que c’est moi qui prends les décisions, mais on a la même sensibilité en dégustation, on aime à peu près les mêmes vins. Donc pour moi il n’y a pas eu un virage.
Souvent les gens disent : « C’est plus fin ». Tu sais, l’histoire des vins féminins ? Mais je ne vois pas de rapport avec le fait d’être une femme : un dégustateur c’est un palais, une personne surtout.
Aujourd’hui l’identité elle se fait petit à petit, je pense que moi même je m’affirme un peu plus chaque année. Et puis ce ne sera jamais vraiment « les vins d’Emeline », parce que je l’amène en cave pour goûter, on discute, on en parle ensemble. J’irai toujours l’amener à moi, et faire en sorte que ça nous corresponde, à tous les deux.
Et comment ça se passe au moment des vendanges, quand c’est intimement lié tout ça, la cave, la vigne, tel raisin, telle maturité pour faire ensuite telle ou telle cuvée ?
Émeline : Là on est en contact total. Il ne me dit pas « Ça, ça va pour telle cuvée », mais comme on a un peu l’habitude, comme on a vraiment des parcellaires, on a identifié que cette zone-là c’est Hanami, cette parcelle c’est Les Landes… Du coup il m’appelle pour me prévenir de quelle parcelle est vendangée, de la quantité, de son ressenti. Avec ces infos, je décide ensuite de ce que je vais en faire : quelle cuve utiliser, comment, etc.
Dans ces moments là, c’est un vrai partenariat.
De vous deux, c’est Émeline qui a vécu à Paris… Pourtant aujourd’hui c’est Sébastien qui y va pour présenter vos vins : pourquoi ?
Émeline : Quand on a commencé à travailler ensemble, c’est de fait moi qui ai pris en main le réseau parisien, qui était embryonnaire. Séb n’aimait pas venir à Paris. Donc j’ai fait mon bonhomme de chemin, avec les gens que je connaissais surtout. Et puis entre ma grossesse et mon rôle croissant dans les vinif’, il a décidé de prendre le relais. Au début, il m’appelait tous les quarts d’heure pour me demander comment aller là ou là ! Et puis il s’est pris au jeu, il a commencé à aimer ça : rencontrer des gens, manger dans des endroits supers… Il a découvert une autre partie du métier, qui pouvait aussi être faite avec plaisir.
Sébastien : Émeline ce n’est pas vraiment son truc le commerce. Moi, ça ne me pose pas de problème, dans le sens où ça colle à un objectif commun que l’on a. Maintenant, au plus profond de mon intimité, oui, aujourd’hui j’ai autre chose à faire que d’être à Paris : mais tout ce que l’on met en place c’est justement pour me permettre d’être encore davantage dans mes vignes… En somme, on est très acteurs de nos projets : on sait ce qui nous plaît, mais on sait aussi qu’on est obligés de passer par des phases qui nous plaisent un peu moins pour arriver à ce que l’on veut faire. On fait le boulot.
Quand tu dis « On est acteurs de nos projets » c’est plutôt positif, alors que « On fait le boulot »… c’est un peu péjoratif, non ?
Sébastien : Ce que je veux dire c’est que, quand on a débuté l’aventure ensemble en 2012 c’était carrément archaïque en termes d’infrastructures, il y avait tout à faire. Donc notre idée, c’est évidemment de faire ce qui nous plaît, mais ne pas être aliénés non plus à tout ça : avoir une vie que l’on a envie d’avoir, mais ne pas la faire subir à nos enfants. De toute façon tu le vois bien avec le bâtiment quand tu rentres chez nous (ndlr : qui date de 2015) : tu sens que l’on aime ce que l’on fait, mais avec une vision résolument moderne, tournée vers ce qui est beau, vers ce qui est bon, pas forcément dans le dur. Tu vois ça me fait toujours drôle : on a l’impression que pour être vigneron nature il faut être pénitent. On n’est pas des Jean de Florette ! On peut très bien faire ce métier là avec confort, avec une vision de chef d’entreprise qui organise son projet autour de ce qui fait l’essence de tout : une agriculture pérenne, une équipe soudée, une philosophie saine, durable, responsable et qui ne nuit à personne. Mais t’es pas obligé d’enfiler une chemise à carreau pour « faire vigneron ».
L’idée de cette agriculture, de ce projet-là, c’est tout ça : c’est d’aller vers un truc qui nous plaît, mais il faut faire attention à ne pas compenser physiquement sur ce que l’on n’arrive pas à mettre en place. Par exemple si ton chai est mal organisé, que tu portes des choses tout le temps… ça use. Or, l’idée première c’est de durer.
Ce qui est un peu compliqué pour nous c’est qu’on est associés, mais on est plus qu’associés. On est amoureux. Donc il faut fournir le travail, tout en faisant bien attention à nous, pour être sûr d’arriver au bout ensemble.
S’il/elle n’avait pas été vigneron, qu’aurait-il/elle fait ?
Émeline : Ébéniste, ou un truc dans ce genre. Il aime le contact avec le bois.
Sébastien : Elle a besoin de créer quelque chose. Ça ne serait pas dans la cuisine : elle adore ça mais de là à en faire son métier… Ce serait un truc de l’ombre, qui l’apaise, mettons comme le maraîchage. Elle a un rapport à la nature qui est quand même là. Avant de la connaître, elle était pour racheter un bar à vins avec une copine, mais elle parlait déjà de prendre du recul, de faire autre chose. C’est une fille qui adore sortir, qui adore vivre, mais elle est profondément attachée, ancrée à l’importance de ses fondations : là où elle bosse, là où elle vit…
Un sport ?
Émeline : Le ping-pong (éclat de rire), si tant est que l’on puisse considérer ça comme un sport. Ou le baby-foot !
Sébastien : Si on peut le caractériser comme un sport, le yoga, évidemment. Je crois que c’est la seule discipline sportive qui est absolument indispensable à son fonctionnement. Si elle n’en fait pas, elle est une autre. C’est étonnant parce que moi j’ai jamais pratiqué ça, mais quand je vois ce que ça lui apporte, ça donne vraiment envie.
Une bouteille à partager avec lui lors de votre prochain tête à tête ?
Émeline : Ah… il y en a tellement ! Ici en Loire nous sommes comblés ! Mais est-ce que je joue la rareté… Si je sais : un vin jaune. Je me bats pour qu’il ne finisse pas la bouteille, mais oui, un vin jaune.
Sébastien : Ah… un vin orange, c’est sûr. On a la même passion pour ça. Moi je milite pour qu’elle avance là-dessus, car je sais qu’ici, en Loire, on peut réussir quelque chose de grand, sur un cépage élégant comme le Chenin…
Tu sais un jour elle est partie dans une cave à vins, elle a acheté 2 bouteilles. Je connaissais un peu la cave, les références qu’il y avait, mais j’ai trouvé exactement les deux bouteilles qu’elle avait achetées… Sur les vins, on se connaît bien.
Un homme ou une femme qui l’inspire ?
Émeline : Je sais qu’Olivier Cousin l’a beaucoup inspiré, lui a beaucoup appris. Ça l’habite encore, même si aujourd’hui il a fait son propre chemin, donc ce n’est plus son mentor. Je crois aussi qu’il est assez fasciné par la personnalité de Marcel Lapierre, qu’il a peu connu. Et puis il y aurait aussi son pendant, le Chat, Chamonard. C’est même un ami.
Sébastien : Elle a une profonde admiration pour les femmes libres dans un monde qui était beaucoup plus genré qu’aujourd’hui ! Elle est dans ce combat là, aussi : l’équité qu’il y a entre les hommes et les femmes, dans ses capacités à faire les choses. Et ce qu’elle exprime à travers tout ça, notre philosophie, notre travail… C’est un point important de son caractère !
Elle aime les « grandes gueules » qui n’en sont pas : des gens qui sont des grandes gueules sans vraiment parler, qui en imposent par un comportement, par une attitude.
Pour toi, il/elle est plutôt baroudeur/se ou casanier/nière ?
Émeline : Disons que c’est plutôt un homme agité. Mais qui en conséquence a besoin de se poser. Il est très animé par le professionnel, c’est un bosseur : du coup, quand tout d’un coup c’est trop, il faut qu’il s’arrête. En gros il se pose quand il a besoin de s’arrêter.
Sébastien : Plutôt baroudeuse. Moins aujourd’hui, et c’est la conséquence de plusieurs choses : d’abord un certain équilibre de couple, et puis il y a Livia, notre fille de 4 ans, mais aussi l’entreprise, dans laquelle elle s’éclate. Elle y est associée à 50 %, c’est pas rien ! Ça créé des attaches.
Une chose, un trait de caractère que tu admires tout particulièrement chez lui ?
Émeline : Oui. Je suis admirative de sa patience. De sa capacité à se remettre en question, aussi.
Sébastien : Est-ce que tu connais le Chat ? Lui il a une expression de vieux qui dit : « Elle a la gagne ». Elle a un truc comme ça que j’aime beaucoup, elle va de l’avant. C’est quelqu’un de profondément sensible aussi et à l’écoute de son environnement. Ça, ça lui vaut toutes les amitiés qu’elle a. Et puis elle est résolument tournée vers l’avant, c’est une vraie qualité, elle est optimiste, quoiqu’il se passe.