Je suis né dans un milieu paysan, avec une formation de non paysan.
Derrière sa voix caverneuse et son assurance, on devine le regret, encore palpable, de ne pas avoir pu faire l’École des Arts et métiers : la bourse lui a été refusée. Robert a dû rentrer au domaine malgré son brevet industriel.
Puis il est « rentré en épousailles ».
Ces expressions un tantinet passées ne font que rendre plus sympathique cet homme dont la fragilité est camouflée par une forme d’orgueil démesuré.
La chance qui m’est donnée, c’est d’avoir du temps auprès de Robert, tout comme du reste de sa famille : je le vois ainsi chez lui, puis dans les vignes, et enfin à la soirée champêtre qui suit le salon des vignerons de « Terres de Gaillac ».
Je l’observe ainsi à la fois dans son élément – l’orateur qui vibre devant un public acquis… moi -, dans son intimité aux côtés de Josy, mais aussi dans son observatoire de vignes oubliées, dans son refuge, son bureau-bibliothèque, et puis au beau milieu de la nuit, sous les lampions, à surveiller, ému, Josy encore, qui repart pour un tour de danse.
D’ailleurs, pour un homme dont la réputation est d’être dur et autoritaire, je le trouve particulièrement attentionné. Sa Josy, il l’inclut systématiquement dans son récit. Les rares fois où il utilise le « je », il se reprend par un « nous ». Et si elle reste discrète à ses côtés, elle ne se gêne pas non plus pour le corriger au fil de son histoire, ou lui suggérer de raconter tel ou tel épisode. Car le statut d’emmerdeur de son mari, elle l’a autant payé que lui. Elle frémit encore d’ailleurs, au récit de leur emménagement dans ce qui est aujourd’hui toujours leur maison, à quelques kilomètres du domaine, et d’ouvrir les volets un matin pour voir 3 croix plantées devant leur porte. Une provocation, un affront lâche, la menace blessante de voisins en colère.
Robert le concède, cette animosité de gens qui sont pourtant des confrères, « Ça forge le caractère. Tu es obligé de passer outre ». Son allié à cette époque, comme le rappelle Josy, c’est Jean Cros, du domaine du même nom : « Monsieur Cros avait subi lui aussi ».
Leur point commun ? Avoir fait un peu d’études, et remis les pratiques locales en question. D’ailleurs Robert en parle comme d’un père spirituel, avec une grande admiration : « Il avait fait l’Ecole nationale d’agriculture de Grignon, puis 2 ans de droit ! ».
On en revient à ce goût des études…
Doit-on lire dans cette frustration de n’avoir pu aller plus loin dans son cursus scolaire l’origine de sa soif de savoirs ? De son désir ardent de sciences ?
Quoiqu’il en soit, Robert va devenir, peut-être malgré lui, un autodidacte, et un érudit de renom.
Robert a trouvé où développer sa passion pour les sciences humaines et notamment l’histoire : à Paris !
Aller à Paris, quand on habite Gaillac… c’est réaliser que l’on est RIEN.
Alors quand, avec Josy, ils réalisent que ça va être plus que coton de vendre leurs vins dans ces foires où ils prennent un stand, il se dit que c’est le moment de faire chauffer un peu le cerveau : « On va faire une espèce de soupe digeste et appétissante sur l’histoire des vins de Gaillac plutôt que d’essayer pendant une demi-heure de nous situer géographiquement pour les clients. »
C’est que la matière est toute trouvée ! Le seul comparatif historique, les seuls vignobles qui peuvent rivaliser avec une telle ancienneté, ce sont la Côte-Rôtie et l’Hermitage.
On passe d’une anecdote à l’autre, mon stylo s’affole sur mon carnet, Josy sourit toujours, Robert est de plus en forme tandis que je commence à fatiguer.
Le couple se regarde, ils rient.
La pauvre, elle ne va s’en tirer, c’est 15 jours qu’il faudrait qu’elle vienne.
C’est pas faux. Mais c’est déjà tellement énorme ce que vous m’offrez, là, ces quelques heures en tête à tête avec vous, Josy, Robert.
On enchaîne, tandis que l’on débouche la bouteille que j’ai ramenée (Dégustation de la cuvée Astrolabe du domaine Cantalauze, merci Pauline pour l’accueil, merci Charles pour le conseil !), accompagnée de Jeannot, des petits biscuits à l’anis que l’on donnait aux enfants pour qu’ils les ramollissent dans le vin mousseux. Je déteste l’anis, mais hors de question de froisser un Plageoles : je croque et souris.
Robert a bien compris donc, que pour faire valoir son vignoble, il fallait faire preuve de culture, et montrer la légitimité de ces vignerons mal considérés.
Il faut établir des vérités.
Ainsi cette anecdote sur l’origine du Claret, ce vin à mi-chemin entre un rosé et un rouge, fièrement revendiqué par les Bordelais… et qui provient en réalité de Gaillac.
Mais quand il assène ce genre de vérité dans les années 1960, Robert sent vite qu’il va devoir avancer des preuves, qu’il va falloir être en mesure d’argumenter. Et c’est ainsi qu’il se plonge dans des recherches qui l’emmènent toujours plus loin… jusqu’à tomber dans l’ampélographie, la science de l’identification et de la description des cépages.